« The Big Bang Theory » met en scène une bande d’amis geeks. / CBS

En septembre 2007, les spectateurs américains découvraient sur CBS une nouvelle sitcom concoctée par le showrunner Chuck Lorre, déjà célèbre pour les frasques de son « Oncle Charlie ». Ici, point de riche célibataire séducteur mais un casting détonnant : Sheldon et Leonard, deux colocataires ringards universitaires à la prestigieuse Caltech, apprennent à cohabiter avec Penny, leur mignonne voisine de palier. The Big Bang Theory deviendra au fil des saisons l’une ses séries les plus populaires du petit écran, avec des cachets astronomiques pour ses têtes d’affiche.

The Big Bang Theory Season 12 Promo (HD) Final Season
Durée : 00:31

Douze ans plus tard, elle s’apprête à livrer son grand final, jeudi 16 mai. A travers les portraits de Sheldon, Raj, Howard et d’autres, la série a largement contribué à populariser la figure du geek, comme l’explique David Peyron, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université d’Aix-Marseille et auteur de Culture geek (FYP éditions, 2013).

Quand The Big Bang Theory est sortie en 2007, où en était la culture geek ?

L’année de la sortie de The Big Bang Theory, plein d’œuvres sont apparues en même temps, contribuant à la définition — même si c’est sujet à des débats sans fin — et à la visibilité de cette culture. Et pas seulement aux Etats-Unis. En France, la chaîne de télé Nolife a été lancée la même année ; il y a aussi le documentaire de Canal+ Suck My Geek qui a beaucoup fait parler. 2007-2008 correspondent également aux années où le jeu de rôle en ligne massivement multijoueur World of Warcraft gagne en popularité. La série The Big Bang Theory n’est venue que couronner tout cela, à un tournant de la culture geek.

Cette série a-t-elle contribué à façonner l’image du geek dans la fiction ?

Le geek a toujours été présent dans les œuvres de fiction depuis les années 1960, mais il est cantonné à un rôle secondaire : il a une fonction humoristique ou de support. Le geek n’est jamais le héros. Il est celui qui donne un coup de main au héros, débloque des situations, mais reste bizarre. Au milieu des années 2000, les personnages geeks vont prendre de l’importance. Ils restent des compagnons du héros mais sont de plus en plus pris au sérieux, comme dans NCIS ou Die Hard 4. Avec The Big Bang Theory, les geeks deviennent carrément les héros, et ça c’est plutôt nouveau.

Comment la culture geek a-t-elle pu émerger de la sorte au milieu des années 2000 ?

Il faut relier ce phénomène à la massification de l’accès à Internet. Les industries culturelles ont alors pris conscience qu’elles étaient scrutées et discutées sur des forums, des sites très pointus. Avant Reddit, il y avait Harry Knowles et son site Ain’t it cool news, où des réalisateurs de films à gros budget sont venus discuter avec les fans. Il y a aussi l’explosion des conventions comics, qui ont toujours eu du succès, certes, pour lesquelles Internet a apporté une autre dimension. Les geeks sont des spectateurs avisés, et la médiation entre spectateur et industrie tend à s’effacer grâce à Internet.

En parallèle, la génération de geeks née dans les années 1960-1970 — comme Joss Whedon, J. J. Abrams, Kevin Feige ou encore Sam Raimi — accède à des postes à responsabilité ou à la réalisation à Hollywood. Ils multiplient des références et clins d’œil dans leurs films, renforçant le sentiment d’entre-soi.

Cela a donc favorisé un tournant réflexif : beaucoup de gens qui ne se considéraient pas geeks ont remarqué qu’ils partageaient des références communes. La représentation sur écran et Internet ont contribué au fait que des gens se sont reconnus et ont commencé à se définir comme geeks.

Comment expliquez-vous que l’image que l’on se fait du geek est celle d’un jeune homme blanc, de classe sociale moyenne supérieure, alors que ce stéréotype est chaque jour de plus en plus contesté par les profils des lecteurs, des spectateurs et du public des conventions ?

C’est lié à la représentation historique, qui a marqué durablement les esprits. Originellement, ceux qui ont travaillé dans la bande dessinée, les jeux vidéo et les nouvelles technologies dans les années 1960-1970 étaient plutôt des jeunes hommes blancs éduqués. Et même si cela ne reflète pas forcément toute la réalité, c’est une image idéalisée. Un peu comme on se fait une idée préconçue des hippies, des gothiques ou des punks.

Il existe plein de théories sur l’origine de cette image. Elle a notamment été rapprochée d’idées antisémites qui se sont forgées aux Etats-Unis dans les années 1950. Dans son livre American Nerds, Benjamin Nugent explique que l’arrivée massive de juifs venus d’Europe, plutôt éduqués et aisés puisqu’ils avaient eu la possibilité de partir durant la seconde guerre mondiale, a suscité un sentiment antisémite aux Etats-Unis.

L’image du geek malingre, intellectuel, matheux — beaucoup de grands scientifiques juifs sont venus s’installer, comme Albert Einstein — qui s’oppose à celle de l’Américain qui aime le sport et les grands espaces est, selon lui, très liée à cette peur et va pousser ces juifs ou ceux qui s’y identifient à embrasser le cliché. De même, encore aujourd’hui aux Etats-Unis, on oppose beaucoup la culture geek à la culture hip-hop, et par extension à la culture afro-américaine, comme quoi les deux ne seraient pas compatibles.

On a d’ailleurs beaucoup reproché à The Big Bang Theory de véhiculer des clichés.

C’est une série ambiguë, avec un aspect très émancipateur mais aussi, en effet, beaucoup de clichés. Dans des entretiens pour ma thèse, des geeks me racontaient que cette série leur avait permis de montrer à leur famille ce qu’ils étaient, tout en considérant qu’il y avait des raccourcis, que leur culture était plus que ça, que les références étaient assez faciles. Ils critiquaient mais continuaient toutefois de regarder.

Dix ans plus tard, et au crépuscule de la série, la culture geek doit-elle faire face à de nouveaux défis ?

La reconnaissance n’est jamais totalement acquise. Si le jeu vidéo par exemple est largement admis, on entend encore beaucoup trop souvent, et à tort dire, que ça rend violent. Il y a encore beaucoup de travail à faire sur l’éducation médiatique et la panique morale engendrée parfois par cette culture.

Il convient aussi de s’atteler à la question des stéréotypes de genre, mais aussi à l’admission et la contribution des femmes et des personnes racisées ou appartenant à des minorités dans la communauté geek. Cela s’améliore, mais cela cause plus que jamais des tensions. Le postulat de la revanche du premier de la classe persiste trop, selon moi. Même si je ne nie pas que beaucoup de geeks se sont sentis mis au ban et légitimement traumatisés plus jeunes, j’ai la sensation que beaucoup de membres se sont complu dans cette revanche.

On ne regarde du coup plus ses privilèges ; les geeks que j’ai interrogés pour ma thèse, par exemple, avaient accédé à des catégories socioprofessionnelles supérieures, à des statuts de cadres. Or se positionner comme un faible leur permet parfois, hélas, de justifier certains comportements. Les mouvements des « Incels » ou du « gamergate » relèvent de ça.

La culture geek est une question identitaire, une médaille à deux faces : d’un côté, ce qui est positif, permettant à des individus de remettre en cause une identité jusque-là définie par les parents, son genre, sa classe sociale. De se libérer des carcans. Etre fan d’une œuvre devient une ligne de notre identité. De l’autre côté, le revers de la médaille est qu’il faut systématiquement et en permanence se définir, et s’affirmer. Dès que l’on remet en cause cette ligne d’identité, qu’on vous la conteste, cela génère des crispations.