Horben et son maître, le sergent Romain, lors d’un exercice sur la base militaire française de l'opération Barkhane à Gao (Mali), le 26 avril. / LAURENCE GEAI POUR "LE MONDE"

« Ça débarque ! », crie le caporal Kevin. Le chauffeur du blindé fait taire le moteur. A l’arrière du véhicule, les têtes endormies, cachées sous les casques, se relèvent. Il est 6 h 30 du matin, ce 23 avril. L’opération de reconnaissance de quatre jours dans le Gourma-Rharous, un territoire du nord malien proche des régions du centre, vient d’être lancée.

Soixante-dix hommes de l’opération française Barkhane, déployée au Sahel pour lutter contre les « groupes armés terroristes », y sont engagés. « Il y a une menace IED. Il faut que nous vérifions le terrain », explique le caporal Margot, en regardant ses frères d’armes descendre du blindé.

« RAS », dit le caporal Kevin en remontant à bord. Les engins explosifs improvisés, appelés IED, sont la principale menace pour les 4 500 hommes de Barkhane. Enfouis dans le sol par les groupes armés, ces explosifs artisanaux, confectionnés avec les moyens du bord, se déclenchent au passage des véhicules et des hommes. Au Sahel, ils sont responsables de huit des quinze pertes enregistrées par l’opération depuis le début de son déploiement, il y a bientôt cinq ans.

« C’est l’arme des lâches. Ils posent leurs explosifs et ils s’en vont, sans nous affronter », explique, amer, l’un des hommes déployés dans cette nouvelle opération de reconnaissance. Ce soldat, qui souhaite garder l’anonymat, dit avoir vu le médecin capitaine Marc Laycuras mourir ainsi, début avril, dans le Gourma. « Il a sauté sur un IED », soupire-t-il. Lors de l’opération « Bourgou », menée entre le 25 mars et le 11 avril, Barkhane a perdu un homme et a annoncé avoir neutralisé une trentaine de djihadistes. Les militaires français ont aussi découvert une de leurs bases logistiques. « C’était la caverne d’Ali Baba des terroristes. Nous sommes tombés sur un centre de fabrication d’IED. Il y avait des centaines de kilos d’explosifs », assure un autre soldat de « Bourgou ».

Un ennemi quasiment invisible

Cette opération était la première offensive lancée par Barkhane dans le Gourma. Cette région pivot, proche des frontières du Niger et du Burkina Faso, est une des zones refuges privilégiée des groupes armés. Mais ici comme ailleurs au Sahel, l’ennemi y est quasiment invisible.

Les katibas affiliées au Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM) et à l’Etat islamique dans le grand Sahara (EIGS) s’y cachent, reconstituent leurs forces, et préfèrent la pose d’explosifs aux affrontements directs avec les armées.

Fouille par des soldats de l’opération Barkhane près de Gossi, au Mali, le 24 avril. / LAURENCE GEAI POUR "LE MONDE"

L’argent des trafics, notamment de stupéfiants, permet de s’attirer les faveurs des populations. La pose d’un IED est payée 300 000 francs CFA (450 euros environ), et même 2 millions de francs CFA s’il tue sa cible, avançait, il y a quelques mois, une source militaire de haut niveau. Une petite fortune dans un pays où le salaire moyen tourne autour de 40 000 francs CFA (60 euros).

Ce 23 avril, le caporal Kevin s’est fait une frayeur : « Quand je suis descendu du véhicule, il y avait un fil électrique qui dépassait du sable. A côté de moi, un enfant a tiré dessus, pour me montrer qu’il n’y avait pas de danger, que ce n’était pas un explosif. Ça m’a choqué, qu’un enfant sache ce qu’est un IED », raconte-t-il.

Une démonstration de recherche d’engins explosifs sur la base militaire française de l’opération Barkhane à Gao (Mali), le 26 avril. / LAURENCE GEAI POUR "LE MONDE"

Au Mali, les explosifs improvisés tuent de plus en plus parmi les populations locales. En 2019, 48 % des victimes d’IED étaient des civils, contre 39 % en 2018, selon les Nations-unies (ONU). Et si la menace existe depuis le début de la guerre, déclenchée en 2012, elle n’a jamais été aussi meurtrière qu’aujourd’hui. Près de la moitié des 550 personnes décédées ces six dernières années au Mali à cause des explosifs a été tuée en 2018 et 2019.

Vigilance permanente

Aussi, les hommes de Barkhane vivent-ils au quotidien avec cette menace, quasiment inéluctable. « On y pense pas mal », reconnaît le lieutenant Gauthier, avant de rembarquer dans son blindé pour le deuxième jour d’opération. « II y a une certaine résignation. Nous adaptons nos procédures pour limiter le risque mais il ne sera jamais nul. Nous ne pouvons pas passer l’ensemble du Mali au détecteur de métaux ! », souligne-t-il.

En opération, la vigilance des hommes est permanente. Quelques heures plus tard, quatre motos approchent de la vingtaine de blindés français. Une poignée de soldats s’avance et somme les deux roues de s’arrêter. Dans le sac d’un Malien, une batterie dont sortent des fils électriques dénudés retient l’attention des Français. « Pourquoi as-tu cela ? », demande l’un des soldats au suspect. « Radio », répond-t-il, en montrant un haut-parleur, glissé au fond de son sac. Vingt minutes plus tard, l’homme est libéré. « Tout cela pourrait servir d’interrupteur pour un dispositif explosif mais dans ce cas, il y a une logique : c’est une radio. Et il n’y a rien d’autre de suspect », détaille l’un des responsables de la fouille.

Pour Barkhane, difficile de différencier le futur poseur d’IED du simple citoyen. Car contrairement aux mines conventionnelles, qu’il est compliqué de se procurer et qui sont plus coûteuses, les IED sont fabriqués à partir des ressources locales disponibles, produits agricoles notamment.

« Ça, c’est du nitrate d’ammonium. Il est généralement mélangé avec du café, du sucre ou du carburant », explique le sergent Hugo, depuis le laboratoire CIEL (Counter-IED Exploitation Laboratory) de Barkhane, situé au camp de Gao, au nord du Mali. C’est ici qu’arrivent tous les composants ayant servi à la fabrication d’explosifs, rapportés du terrain par les soldats après leurs opérations.

Des objets retrouvés sur le terrain sont analysés dans le laboratoire CIEL de Barkhane, situé au camp de Gao, le 26 avril. A gauche se trouve le matériel utilisé par les militaires pour analyser et trouver ces échantillons. / LAURENCE GEAI POUR "LE MONDE"

« On ne peut pas priver les villageois de ces ressources. C’est pour cela que les IED sont utilisés dans les guerres asymétriques, comme ici, au Mali. C’est l’arme du faible contre le fort, des groupes armés face aux armées conventionnelles », poursuit le sergent en regardant ses fioles. Derrière lui, un plateau de pression, fait à partir de bois, de chambre à air et de câbles électriques, est en cours d’analyse. Appelé PPIED, ce système artisanal est le plus répandu au Sahel. Enfoui dans le sable, il explose au passage d’un véhicule.

Cadavres piégés

« Ce sont des bricoleurs, ajoute le capitaine Thierry, le chef du laboratoire. Ils regroupent l’intégralité des choses dont ils disposent et ils font des explosifs avec. On retrouve les mêmes types d’engins qu’en Afghanistan. La différence, c’est qu’ici, la menace est plus étalée ».

En 2012, au début de la guerre, le péril terroriste était concentré dans le nord du Mali. Mais depuis, les groupes djihadistes ont étendu leurs emprises dans le centre du pays ainsi qu’au Burkina Faso et au Niger. Pis, ils descendent désormais vers les pays côtiers.

Les mines artisanales elles, criblent de plus en plus ces territoires. « Si nous partions demain, confiait il y a quelques mois un responsable de Barkhane, les groupes mineraient aussitôt tous les abords des villages pour bloquer la circulation des forces de sécurité et paralyseraient toute action de l’Etat malien ». Avec 70 incidents explosifs ayant entraîné la mort de 63 personnes depuis le début de l’année selon l’ONU, le centre du Mali concentre l’essentiel de cette menace (66 % des incidents), dont les modes opératoires évoluent, eux aussi.

Un détonateur caché dans un pneu de voiture, analysé par le laboratoire CIEL de l’opération Barkhane, à Gao (Mali) le 26 avril. / LAURENCE GEAI POUR "LE MONDE"

Début mai, les habitants de Tiguila, au centre du pays, ont découvert un engin inédit. Venus récupérer la dizaine de corps de leurs voisins, tués la veille par des hommes armés alors qu’ils étaient venus porter secours à des militaires maliens ayant sauté sur un IED, ils remarquent des fils dans les cadavres. Ils étaient piégés d’explosifs.

Le dispositif ne fut pas déclenché, mais sur le chemin du retour, six des habitants furent liquidés par des hommes armés. Au Burkina Faso, deux militaires ont été tués après l’explosion d’un autre cadavre piégé, le 14 février.