A Tunis, le 22 novembre 2018, manifestation lors de la grève générale durant les négociations entre syndicats et gouvernement sur les salaires. / FETHI BELAID/AFP

Tribune. La transition démocratique en Tunisie, marquée par la relative absence de la violence politique, l’adoption d’une nouvelle Constitution et l’inclusion des libertés fondamentales comme la liberté d’expression, et récemment, l’égalité successorale entre frères et sœurs, n’a pas été suivie par une transition économique réussie et garante d’un progrès social durable. Cette incapacité de l’Etat tunisien à réduire le fardeau économique pour des citoyens de plus en plus en difficulté a donné lieu à plusieurs manifestations d’ampleur, des grèves, des bras de fer permanents entre le gouvernement et l’opposition, dans un contexte de crispation sociale.

Huit ans après le soulèvement populaire qui a fait naître la deuxième République en Tunisie, les revendications primaires de la révolution comme l’accès à l’emploi et la dignité peinent à se concrétiser. Face à la crise grandissante, des chômeurs, des journalistes et des écrivains ont choisi de s’immoler par le feu pour exprimer leur colère contre l’injustice et l’humiliation. Un dernier geste de résistance contre un système politique et économique qui continue de leur tourner le dos et de propager les mêmes inégalités socio-économiques. Certains Tunisiens prônent même un retour à la période Ben Ali.

Face à cette crise, la Tunisie n’a pas trouvé en l’Europe la solidarité et le soutien nécessaires pour financer sa transition démocratique et les réformes structurelles urgentes. « L’exception tunisienne », tant célébrée par les alliés européens, n’a pas abouti à une collaboration étroite et substantielle entre la Tunisie et l’Union européenne (UE).

Listes noires

Celle-ci a entravé le développement tunisien en adoptant une approche ambiguë quant aux demandes urgentes d’aide à la croissance économique. Cette Europe peine à se montrer généreuse avec son voisin du Sud malgré les bénéfices qu’elle en tire et met la pression sur sa stabilité politique.

La Tunisie est face à une grave crise économique dont les symptômes sont le déficit du budget public, la hausse de l’inflation, l’énorme dette extérieure, et la chute de valeur du dinar. Les « réformes » exigées par les bailleurs de fonds en échange des prêts ont fragilisé la déjà faible protection sociale et réduit drastiquement le semblant de justice sociale.

Dans le même temps, l’Europe continue de mettre la pression sur les gouvernements tunisiens successifs pour réformer le code des investissements et ainsi contourner les obstacles au dumping social, faciliter l’investissement étranger qui profite aux pays européens et en même temps imposer des barrières pour la libre circulation des professionnels et des citoyens tunisiens.

Les exemples ne manquent pas : la décision de l’UE d’inscrire la Tunisie sur la liste noire des pays non coopératifs en matière d’échange d’informations fiscales et de taxation des multinationales et sur celle des pays exposés au blanchiment d’argent et au financement du terrorisme est perçue comme un moyen de pression sur l’actuel gouvernement. Les tensions entre Tunis et Bruxelles se cristallisent autour du projet européen d’installer des « plates-formes régionales de débarquement » pour délocaliser la gestion des flux migratoires sur le sol tunisien.

Hégémonie européenne

Derrière les discours célébrant les avancées historiques d’un « printemps tunisien » se cache une Europe très soucieuse de sortir gagnante dans toute négociation sur des accords économiques en minimisant le fait qu’elle exerce une hégémonie commerciale sur son voisin du Sud. Il faut l’admettre : l’Europe définit les règles du jeu dans toute forme de négociation et de coopération avec la Tunisie. C’est David contre Goliath, où David se laisse impressionner et intimider par un Goliath, un Philistin malgré lui, qui fait tout pour camoufler sa victoire assurée.

Le très controversé Accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca) entre la Tunisie et l’UE est au cœur de ce rapport de néocolonialisme économique hostile. Cet accord, qui peine à être signé malgré des longues négociations engagées depuis 2015, suscite encore de vives contestations. Ce n’est plus une question de méfiance ou de malentendu : l’Aleca est un projet néocolonial qui vise à annihiler toute possibilité de souveraineté économique de la Tunisie en marginalisant, voire en faisant disparaître, des secteurs vitaux de l’économie comme l’agriculture, la santé et les services. Ce que l’UE force les Tunisiens à accepter d’ici à la fin de l’année est tout simplement un projet de dépendance économique totale.

Face à ces critiques, l’UE répond souvent que la situation politique en Tunisie est très instable et incertaine. Jean-Claude Junker aime à rappeler aux Tunisiens et aux médias que, depuis 2011, une aide d’un milliard d’euros a été accordée au pays pour appuyer sa transition démocratique. Mais ce chiffre pâlit dès qu’on le compare aux sommes accordées à la Turquie à la suite du fameux deal sur les réfugiés : 6 milliards d’euros. En 2014, l’UE a conditionné l’octroi d’un prêt de 300 millions d’euros à la Tunisie à l’acceptation par le gouvernement tunisien de lancer les négociations sur l’Aleca.

Au lieu d’accorder une aide financière massive, l’Europe continue d’imposer une vision hégémonique du réformisme économique et démocratique à son voisin du Sud.

A travers ses réseaux en Tunisie, elle alimente un pouvoir symbolique et profond en accaparant le financement de la quasi-totalité des organisations de la société civile et l’inclusion des membres de l’intelligentsia tunisienne dans des réseaux de formation et d’expertise. Dans ce contexte, l’obsession européenne de maintenir une stabilité politique artificielle, en obligeant les partis politiques à adopter le fameux projet d’unité nationale, est timidement contestée.

« Démocratie sans démocratie »

Cette hégémonie européenne a des conséquences néfastes sur la conception de la représentativité citoyenne et l’exercice démocratique chez les Tunisiens. Le déclin du processus démocratique en Tunisie reflète « une démocratie sans démocratie » : l’imposition d’une vision néolibérale et managériale de réformisme démocratique, la réduction de la participation politique des Tunisiens au simple vote, la marginalisation de l’opposition, l’immobilisme politique, et l’absence des débats dans l’espace public. La promesse infinie de la démocratie à venir n’existe plus.

Malgré cette réalité désolante, l’Europe continue, comme elle l’a fait pendant la période Ben Ali, de célébrer un faux progrès politique et sociétal qui se résume à l’accumulation de lois sur les libertés individuelles et la condition féminine sans une réelle mise en place des mécanismes qui permettent d’en assurer le respect, le renforcement et l’application. Alors que les représentants de l’élite bourgeoise en Tunisie et ses alliés européens aiment répéter qu’ils sont garants d’un « projet civilisationnel », beaucoup de Tunisiens leur répondent qu’ils sont sans projet et sans futur. Et l’absurde n’est jamais très loin : c’est l’UE qui finance et organise les formations des membres du groupe de négociateurs tunisiens de l’Aleca.

En attendant, ces Tunisiens s’interrogent sur la durabilité de cette « exception tunisienne » en l’absence d’un vrai soutien de la part de ses voisins européens. Les promesses de l’Europe semblent réduites au fantasme des « grandes choses », selon les mots de Jean-Claude Junker, que la Tunisie et l’UE peuvent faire ensemble.

Haythem Guesmi est doctorant à l’Université de Montréal en études anglaises et écrivain tunisien.