Editorial du « Monde ». En Syrie, les nouvelles d’Idlib, la dernière place forte de la rébellion, dans le coin nord-ouest du pays, ont un goût amer de déjà-vu. Depuis le début du mois, les 3 millions d’habitants de cette région, contrôlée pour l’essentiel par le groupe djihadiste Hayat Tahrir Al-Cham, vivent dans la terreur des bombardements du régime Assad et de son protecteur russe. Damas et Moscou, qui concentrent pour l’instant leurs frappes sur le sud du territoire, semblent décidés à le reconquérir tout entier et à parachever l’écrasement de l’insurrection.

Comme à Alep-Est et dans la banlieue de Damas, deux ex-bastions rebelles repris en 2016 et 2018, l’offensive en cours s’attaque autant aux positions militaires qu’aux infrastructures civiles. Selon l’ONU, la machine de guerre russo-syrienne a déjà bombardé vingt structures médicales, dix-sept écoles et trois camps de déplacés. Des hôpitaux, dont les coordonnées avaient été fournies à l’état-major russe dans l’espoir qu’ils soient épargnés, ont été touchés par des tirs et mis hors service.

Mardi 21 mai, des missiles ont explosé sur le marché de Maarat Al-Nouman, après le repas de rupture du jeûne musulman, causant la mort d’une dizaine de personnes. Déjà 180 000 habitants de la province ont été jetés sur la route par ce pilonnage aveugle. Une nouvelle fois, Damas et Moscou font étalage de leur mépris des lois de la guerre et de la vie des civils qu’ils prétendent libérer des terroristes.

La Turquie porte aussi une responsabilité dans cette catastrophe humanitaire annoncée. Ankara n’a pas su – ou n’a pas voulu – forcer les groupes armés rebelles d’Idlib à se retirer de la ligne de front et à rouvrir les deux autoroutes qui traversent la province. Ces deux mesures lui incombaient aux termes de l’accord de Sotchi, conclu avec le Kremlin en septembre 2018, au grand déplaisir de Damas qui, en contrepartie, avait dû suspendre son offensive.

Bousculade à la frontière

Ankara, dont les militaires contrôlent douze postes d’observation à Idlib, a échoué, plus largement, à mettre au pas Hayat Tahrir Al-Cham, organisation classée terroriste par la communauté internationale. En continuant à bombarder des zones civiles, durant l’automne et l’hiver, en violation, là aussi, de l’accord de Sotchi, la Russie et le régime syrien ne lui ont pas facilité la tâche. Mais si la Turquie avait investi autant d’énergie pour endiguer les djihadistes qu’elle en met à refouler les Kurdes syriens de la zone frontalière, la situation aurait pu être différente.

La perspective d’un nouvel afflux de Syriens sur son territoire inquiète pourtant Ankara, qui a déjà accueilli 3,5 millions de rescapés des combats. Etrangement silencieux dans les premiers jours de l’offensive, Ankara commence à donner de la voix et à réclamer de la Russie qu’elle bride Bachar Al-Assad. Les grandes capitales européennes, peu désireuses de revivre le scénario de l’été 2015 – l’arrivée en masse de Syriens sur les côtes sud de l’UE –, ont tout intérêt à faire pression sur Moscou. D’autant que, dans la bousculade à la frontière, des djihadistes pourraient se mêler au flot des réfugiés.

Une option, pour éviter le bain de sang et le chaos qu’il entraînerait, consiste à ranimer l’accord de Sotchi. A charge pour la Turquie d’obtenir cette fois-ci la réouverture immédiate des autoroutes et la mise en place d’une zone démilitarisée. Ce serait un compromis imparfait, boiteux, forcément temporaire. Mais cela fait longtemps qu’il n’y a plus de bonne solution en Syrie.