A Nairobi, préparation des bulletins de vote pour la présidentielle kényane du 26 octobre 2017. / SIMON MAINA / AFP

L’impact d’Internet sur le quotidien des Kényans n’est plus virtuel depuis longtemps. Le numérique a pénétré profondément la vie économique et politique du pays et si le Kenya peut s’enorgueillir d’être l’un des leaders mondiaux du paiement par mobile, il est aussi en proie à de sérieuses controverses sur l’utilisation de la technologie dans l’espace public.

Ainsi la présidentielle d’octobre 2017, qui permit au président Uhuru Kenyatta d’être réélu dans un climat de contestation, a été marquée par plusieurs événements comme l’assassinat non élucidé de Chris Msando, le directeur des technologies de l’information et de la communication de la Commission électorale, ou les accusations sur le rôle joué par la firme britannique Cambridge Analytica.

Déjà présent au côté de M. Kenyatta lors de son élection en 2013, ce cabinet de conseil a été accusé par l’opposition d’avoir piraté le système de transmission des données de la Commission électorale. Soupçonné également d’avoir joué un rôle déterminant dans la campagne de Donald Trump en s’accaparant les données de près de 50 millions d’utilisateurs de Facebook, l’un des dirigeants de Cambridge Analytica s’était vanté dans un reportage en caméra caché de Channel 4 d’avoir « tout organisé » pour la réélection d’Uhuru Kenyatta.

L’écrivaine et analyste politique kényane Nanjala Nyabola s’est donc penchée sur le poids du numérique dans sa société. Elle en a tiré un essai Digital Democracy, Analogue Politics : How the Internet era is transforming politics in Kenya, publié par African Arguments et non traduit en français. Un ouvrage précis et documenté qui démontre que le Kenya est lui aussi bien touché par les problèmes d’un monde en pleine mutation technologique.

Internet et les réseaux sociaux en particulier ont joué un rôle significatif dans les révolutions en Algérie et au Soudan. En revanche, ils jouent selon vous en faveur de la préservation du système au Kenya…

Nanjala Nyabola Je dirais en fait que les révolutions ne prennent pas toujours la même forme. En Algérie et au Soudan, nous assistons à l’aboutissement d’années de résistance et d’organisation dont les effets ont été accélérés par la facilité que permet le Web pour documenter les problèmes du quotidien et échanger sur eux. Au Kenya, Internet joue aussi un grand rôle, mais dans une révolution plus silencieuse.

La manière dont nous utilisons Internet reflète nos valeurs et nos ambitions. Les véritables nouveautés sont la vitesse de communication et la relative insularité des communautés en ligne. Ce sont des changements significatifs, mais cela n’ébranle pas les fondements de notre société. Au Kenya, Internet a accentué les tiraillements entre ceux qui veulent changer la société et ceux qui résistent. Il peut influencer la trajectoire ou le résultat d’une révolution, mais ce sont les peuples qui la font.

Vous dites que le Kenya est entré dans une nouvelle ère en 2007. Pourquoi ?

Après la transition politique réussie de 2002, nous avons dû remettre à l’heure notre horloge politique en 2007. Cette année-là a été cataclysmique pour le Kenya. Les violences post-électorales, qui ont fait environ 1 500 morts et 100 000 déplacés, ont été un point de rupture, en particulier dans la narration de l’Histoire à laquelle le pays s’efforçait de croire. Ce fut un moment d’interrogation sur l’Etat et de prise de conscience sur notre nation : qui sommes-nous ? Qu’est-ce qui nous importe ? Quelles sont les valeurs dont nous sommes le plus fiers et que nous voulons défendre ? Pendant un temps, il a semblé que le pays avait choisi des valeurs positives comme l’unité, l’inclusion, la justice. Il y a eu un réel élan en faveur d’une recherche de justice pour ceux qui avaient été affectés par les violences et un grand mouvement, tant local qu’international, contre l’impunité. Cela a aussi créé un espace pour ceux qui tentaient de repousser les frontières établies par l’ancien système et de construire une nouvelle identité nationale. Ce fut un moment de grand questionnement et les dix dernières années ont en quelque sorte servi à essayer d’y répondre.

Vous dites que l’introduction de la technologie dans le processus électoral au Kenya n’avait rien d’accidentel. Quel en était l’objectif et a-t-il été atteint ?

C’était un acte intentionnel pour régler les problèmes de confiance et de transparence que les médiateurs avaient identifiés et nous demandaient de rectifier afin d’éviter une nouvelle vague de violences dévastatrices. L’une des commissions apparues sur les cendres de l’élection de 2007 fut chargée d’enquêter sur les causes des problèmes répétés du système électoral. Parmi ses recommandations figurait l’idée que la technologie pourrait remédier aux problèmes de confiance entre les acteurs. C’est alors qu’a débuté le lent processus de numérisation avec l’objectif des premières élections digitales en 2017.

Les gens qui y ont travaillé seront les premiers à admettre que le but n’a pas été atteint. Au lieu de créer un système transparent, nous avons installé une boîte noire dans laquelle des chiffres sont entrés sans le moindre contrôle et dont il ne peut ressortir que le chaos. Par exemple, pour instruire les recours post-présidentielle, même les avocats de la Commission électorale ont eu des difficultés à comprendre les résultats. Aujourd’hui, les élections au Kenya sont plus opaques, chères, compliquées et incertaines qu’elles ne l’ont jamais été. Et comme je le démontre dans mon livre, nous avons échoué parce que nous attendions de la technologie qu’elle règle des problèmes que les hommes les plus puissants de notre pays ne veulent pas régler.

Les réseaux sociaux sont aussi devenus un espace de contestation, de caricature des dirigeants. Cette liberté est-elle un leurre ?

La liberté et la créativité sont réelles et capitales, mais leur importance diffère de ce que bon nombre d’analystes laissent entendre. Etant donnée la cartographie de l’accès à Internet et à l’électricité, les différences de culture numérique, il est impossible de généraliser à l’ensemble d’un pays, qu’il s’agisse du Kenya, de la France ou des Etats-Unis. On peut cependant se demander en quoi ce qui se passe sur Internet est relié plus largement aux changements ou aux développements de la société.

Au Kenya, nous avons vu que les réseaux sociaux ont ouvert un espace à une critique plus virulente, en marge de la presse. Nous avons vu des citoyens interpeller leurs dirigeants et demander à être représentés comme il se doit dans les médias occidentaux. Nous avons vu des groupes qui se voient habituellement dénier l’accès à la communication – les féministes radicales, les LGBT, les handicapés – obtenir une meilleure visibilité dans la sphère publique et ainsi nourrir une nouvelle définition de la « kenyanité » et de leur identité. Nous avons également vu un Etat prédateur s’adapter rapidement aux pratiques numériques modernes, utilisant des robots et toutes sortes d’écrans de fumée pour détourner le public des vrais sujets. Nous avons vu enfin l’immense intérêt des entreprises nationales et étrangères à monétiser les informations qu’elles détiennent sur l’opinion publique. Tout cela a une grande importance, mais ne s’inscrit pas pour autant dans la perspective un peu simpliste que plus d’Internet signifie plus de démocratie.

Parmi les avancées, les Kényans ne dépendent plus seulement des grands médias pour s’informer…

Il est impossible de réfléchir sur l’emprise d’Internet, et des réseaux sociaux en particulier, au Kenya sans rendre compte du développement puis du déclin des médias. Il faut se souvenir que le Kenya possédait l’un des marchés des médias les plus développés et profitables d’Afrique.

Malheureusement, tout cela a changé avec les événements de 2007, lorsque nous sommes allés à ces élections très controversées sans que les médias jouent leur rôle. C’est, selon moi, l’une des raisons pour lesquelles les blogs et les réseaux sociaux sont devenus si importants pour les Kényans. Les gens ont faim d’informations politiques. Nous ne trouvons pas de quoi l’apaiser avec les médias étrangers et, pour différentes raisons que j’expose dans le livre, les médias locaux ont abandonné ce rôle.

Cependant les réseaux sociaux redéfinissent l’idée de communauté. Vous craignez notamment que le ciblage effectué par Facebook rende plus difficile la construction d’un avenir commun ou contribue à la prolifération des discours de haine…

Tous ces problèmes sont liés. D’abord, il y a le rôle positif joué par les réseaux sociaux qui aident les Kényans à définir de nouvelles façons d’être et de nouvelles appartenances. En créant un espace où se représentent publiquement de nouvelles formes de solidarité et d’inclusion, les gens peuvent imaginer de nouvelles façons de construire une communauté, au-delà de celle dans laquelle ils ont été élevés. C’est une bonne chose, car même si cela ne concerne qu’un petit pan de la société, cela autorise l’émergence d’une nouvelle définition de l’identité kényane.

Le second point porte sur la rencontre entre publicité, message politique et discours de haine, ce qui est bien sûr négatif. On a coutume de dire que si vous ne payez pas pour un produit, c’est que vous êtes le produit. Les réseaux sociaux et les blogs dépendent de la publicité, qui devient de plus en plus ciblée. Cela signifie que si une personne est prête à payer pour s’adresser à ces cibles, elle aura le plus de pouvoir dans cet écosystème. Dans le même temps, le message politique est de plus en plus fragmenté, moins consistant et plus émotionnel à mesure que les élections à travers le monde deviennent plus compétitives.

Notre plus gros problème actuel est que les gens pensent que le seul enjeu des élections est la victoire. Nous avons à faire à une génération de politiciens à travers le monde qui considèrent que leur raison d’être est de gagner des élections, pas d’aider au progrès de leur société. Ils diraient ou feraient n’importe quoi pour obtenir ou conserver le pouvoir. Et cela nous mène à la troisième pièce du puzzle : les discours de haine. Quand vous n’êtes pas capable de faire appel à l’intelligence ou au pragmatisme des votants, vous en appelez à leurs émotions. Ce n’est pas nouveau. Les discours de haine font partie de la joute politique et c’est pour cela que la plupart des pays ont imposé des réglementations aux médias traditionnels. La plupart des médias ont décidé depuis que le discours politique est une catégorie spéciale qui doit être isolée de la publicité. Nous avons échoué à mettre en place de tels mécanismes pour les réseaux sociaux, parce que nous étions tellement concentrés sur le renforcement des technologies que nous avons oublié d’exiger d’eux une certaine responsabilité. Pour moi, la grande question à venir concernant les réseaux sociaux et la politique sera de savoir comment catégoriser et gérer les discours politiques.

Le 1er août 2017, manifestation après l’assassinat de Chris Msando, le directeur des technologies de l’information et de la communication de la Commission électorale du Kenya. / Baz Ratner / REUTERS

Les élections de 2017 ont été marquées par l’assassinat du directeur des technologies de l’information et de la communication de la Commission électorale et par les révélations sur Cambridge Analytica. Qu’est-ce que cela révèle ?

Il y a de nombreuses leçons à en tirer. D’abord, que d’importantes sommes d’argent sont en jeu et que des entreprises étrangères, principalement européennes et américaines, sont prêtes à exploiter les failles en matière de régulation ou de surveillance à l’intérieur de l’espace politique pour augmenter leurs gains. Le système de procuration était truffé d’irrégularités : contrat de gré à gré en violation de la loi, les serveurs ne fonctionnaient pas lorsque nous en avions le plus besoin, des sociétés britannique et américaine ont été utilisées pour propager en ligne des discours de haine. Au point qu’avec les seules données disponibles dans le domaine public, il était évident que l’ensemble du processus était frauduleux.

La seconde leçon à tirer est que, comme en atteste l’assassinat de Chris Msando, les maux de la politique kényane ne sont pas soignés. Les assassinats de hautes personnalités politiques font partie de nos pratiques, ils ont débuté avant l’indépendance. Par ailleurs, ce crime nous a rappelé l’enjeu de ces élections. Un enjeu renforcé par la technologie et le fait que la seule personne capable de sécuriser le système a perdu la vie. Quand une élection devient un motif de vie ou de mort pour des bureaucrates chargés de son organisation, c’est un signe clair et effrayant que quelque chose ne va pas.

Selon vous, le Kenya, le Brésil ou la Birmanie sont sur la ligne de front des problèmes générés par le numérique. Pourquoi ?

La première leçon de cette ère digitale est que tout est connecté. Donc nous devons prêter attention à l’impact du numérique sur la politique, où que ce soit dans le monde. Certaines sociétés ont déjà traversé cette expérience et il est important d’apprendre d’elles pour éviter de répéter les mêmes erreurs.

La principale raison expliquant que des pays comme le Kenya et la Birmanie se retrouvent confrontés aux événements les plus sales de cette expansion digitale est la faiblesse de leur cadre légal, qui permet à des capitaux prédateurs de s’insérer dans les affaires publiques. Nous parlons de gouvernements qui ont pour priorité de faire de l’argent avec des compagnies étrangères plutôt que d’améliorer le bien-être de leurs citoyens ou qui n’ont aucune idée de ce qui se passe dans le cyberespace. Cela crée un vide pour des entreprises – que je qualifie de colons numériques – prêtes à exploiter cela à leur profit.

Ces dix dernières années, cet espace est devenu une sorte de laboratoire où toutes sortes de sociétés peuvent expérimenter sur des populations inconscientes et avec un minimum de supervision des programmes en chantier. Et quand leurs méthodes se perfectionnent, alors elles peuvent se tourner vers un espace politique mieux réglementé.

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