Le front de mer à Alger, où les habitants préparent le repas de rupture du jeûne de ramadan. / RYAD KRAMDI / AFP

D’abord, Anis avait donné rendez-vous au siège d’un parti politique sur les hauteurs d’Alger. Là-bas, à l’heure du déjeuner, sympathisants et militants ont l’habitude de se retrouver dans une pièce aux fenêtres opaques pour partager gueuleton et cigarettes. Même en cette période de ramadan.

Finalement, ce parti progressiste a refusé d’accueillir le groupe d’amis le temps d’une interview : les responsables auraient été prévenus trop tard. Après avoir marché quelques kilomètres vers le centre-ville sous un soleil hostile, la bande de copains se pose dans un recoin du jardin de la Liberté, à l’abri des regards et des oreilles, pour évoquer les raisons qui les ont poussés à ne plus suivre le rituel du ramadan pourtant sacré chez les musulmans. « J’aurais aimé vous inviter à boire un café pour échanger sur le sujet », se confond en excuses le jeune homme de 20 ans. Mais, en ce mois de carême, restaurants et bars de la capitale sont fermés toute la journée.

« Hors la foi »

Perfecto sur les épaules, pendentif en forme de marteau de Thor autour du cou, cet étudiant en informatique, qui se dit athée, ne jeûne pas. « Même mes parents ne savent pas pourquoi ils font ramadan : ils jeûnent par habitude. Ah, si, ma mère le fait pour maigrir. » Rire général. Ce fan du groupe de metal néerlandais Carach Angren vit dans une cité HLM de Dely Brahim, dans la banlieue ouest d’Alger, où désormais le voisinage sait qu’il est « hors la foi ». « Au début, j’ai eu des problèmes, j’ai dû mentir, prétexter que j’étais malade. J’aurais tellement préféré leur dire : Je vous emmerde, et je fais ce que je veux », lance-t-il.

Anis ne supporte plus le poids des traditions et la pression sociale qui étouffent une partie des Algériens. « J’ai découvert que la majorité des jeunes de mon quartier ne faisait pas ramadan. Mais ils ne le montrent pas », assure-t-il. Dans son monde, les non-jeûneurs se cachent pour manger : voiture, toilettes, hall d’immeuble… Jamais dans la rue en public. « Cela vaut mieux ainsi, parce que c’est dangereux », souffle-t-il en rappelant que le 11 mai, des étudiants ont été violemment agressés dans l’enceinte du campus de Bouzareah, au nord-ouest d’Alger, après avoir été surpris en train de casser la croûte. « Moi aussi j’en suis venu plusieurs fois aux mains », raconte posément Nazim, 22 ans, étudiant en informatique qui habite dans une cité de Fort-de-l’eau, à l’est de la capitale. « Mais moi, je ne me cache pas, assure le garçon aux cheveux longs, dégaine de geek. Je sens la frustration des autres jeunes, leur manque de liberté. Ils sont musulmans par héritage sans avoir la possibilité d’interroger les bases de leurs convictions. »

« C’est de l’hypocrisie », enchaîne Mehdi, la gorge sèche. Le trentenaire rêve de siffler sa bouteille d’eau d’une traite. Ouvrier en bâtiment sans travail depuis plusieurs jours, il est anarchiste jusqu’au bout des poils de sa barbe taillée façon hipster. « Je suis pour la liberté », affirme-t-il sobrement. Alors, jeûner ou pas est un problème qui, à ses yeux, ne devrait même pas se poser, estime-t-il en regrettant que « la spiritualité soit devenue une pratique mécanique ». « Ainsi, si je ne jeûne pas, on dit que je suis une mauvaise personne. Que je combats l’islam. Si on me voit boire, les gens vont avoir peur de moi, penser que je suis différent, que c’est une provocation, que je vais ruiner la société. C’est un problème psychologique », s’emporte-t-il.

Pour ce groupe de copains, le ramadan n’a donc rien de « sacré ». « On voit des gens se soûler, fumer du shit, trafiquer, mais ils osent dire : Pas touche au ramadan, c’est sacré », ironise Mehdi. « Tu as raison, en réalité, il y a plus de choses à raconter sur les jeûneurs que sur les non-jeûneurs. Ils voudraient être libres comme nous, mais ils subissent », observe Anis qui tient tendrement la main de Zora. « Je ne jeûne plus car je n’y crois plus, c’est aussi simple que cela », raconte la jeune commerciale de 26 ans qui a « quitté » l’islam depuis un moment déjà, même si son visage poupin reste enveloppé d’un voile noir. « Je le porte depuis longtemps et ne peux pas l’enlever, les gens ne comprendraient pas, explique-t-elle d’une douce voix. C’est ça la pression sociale. »

Zora s’est éloignée de la religion quand elle s’est aperçue qu’elle n’obtenait pas de réponses à certaines de ses interrogations sur l’évolution et les origines de l’Homme. « J’ai eu les mêmes doutes, mais on m’a interdit de poser des questions sur ces sujets scientifiques », renchérit Aymen. Timide, dans son jogging blanc, le garçon fait son premier « non-jeûne » et mesure là qu’il est « plus difficile de ne pas faire ramadan que de le faire… Mais pour moi, c’est une victoire », ajoute-t-il du haut de ses 24 ans. « Je me sens enfin libre. » Plus jeune, l’étudiant en journalisme issu d’une famille conservatrice était très croyant. Jusqu’à lire le Coran des heures durant. Alors aujourd’hui, pour ne « pas faire de peine » à ses parents, il leur cache qu’il ne fait pas ramadan. Comme Zora et Mehdi. « Je ne veux pas leur faire du mal », renchérit la jeune fille. « Mon père est imam, si je lui dis, il sera triste, je ne veux pas le perdre, je l’aime », se chagrine Mehdi.

« Arme idéologique »

A l’heure des grandes manifestations pour exiger le départ du « pouvoir » en place et une nouvelle République, ces jeunes-là espèrent que l’Algérie optera pour la laïcité et que l’islam ne sera plus la religion d’Etat. « On sent une intolérance envers nous. On n’est pas obligés de croire de la même manière, chacun a son mode de vie », ajoute Zora.

Si la Constitution algérienne garantit la liberté de culte, de conscience et d’opinion et n’a pas prévu d’envoyer les citoyens en prison pour celui qui ne « respecte » pas le jeûne, pourtant, un article du Code pénal – le 144 bis 2 – est utilisé « comme arme idéologique », selon des avocats, car il prévoit des peines d’emprisonnement pour « quiconque offense le Prophète (paix et salut soient sur lui) et les envoyés de Dieu ou dénigre le dogme ou les préceptes de l’islam, que ce soit par voie d’écrit, de dessin, de déclaration ou tout autre moyen ». « Voilà pourquoi il faut se cacher, on peut utiliser cet article contre les non-jeûneurs », assure Anis.

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Rachid Fodil, 29 ans, connaît bien cette loi qui punit le blasphème : il a passé une année en prison, en 2017, pour avoir consacré une page Facebook à « l’islam avec le dialecte algérien ». « Je traduisais le Coran avec l’accent algérien et ça n’a pas plu, raconte-t-il en mâchouillant son chewing-gum. En première instance, j’avais été condamné à cinq ans de prison, en appel ma peine a été réduite. » A l’ombre, il s’est tenu à carreau ; pour faire bonne impression et pour être tranquille, il a dû faire la prière devant les matons, histoire de leur montrer – et de prouver – qu’il n’avait rien d’un hérétique. Il a passé son bac en cellule et étudie aujourd’hui à l’université de Bouzareah pour devenir archiviste. La prison ne l’a pas changé, bien au contraire. « Après ce que j’ai vécu, je devrais jeûner ? Ça n’a pas de sens, je suis athée », argue le trentenaire.

C’est l’heure de se quitter. Certains iront faire des courses dans les boulangeries et les épiceries qui restent ouvertes. L’un d’eux s’apprête à commander une pâtisserie : le commerçant qui semble avoir compris, lui lance dans un sourire : « A consommer tout de suite ? »