Le court Philippe-Chatrier, lors du premier tour entre Lorenzo Sonego et Roger Federer, dimanche 26 mai. / ANNE-CHRISTINE POUJOULAT / AFP

Lui-même a reconnu que depuis des semaines, ce retour avait suscité « beaucoup d’attentes ». Alors « j’étais crispé au début », concédera Roger Federer, qui avait séché les trois dernières éditions du Grand Chelem parisien. Dans les vestiaires peut-être, mais pas sur le court. Dimanche 26 mai, au premier jour du tournoi, le Suisse s’est baladé (6-2, 6-4, 6-4) face à l’Italien Lorenzo Sonego, inattendu quart de finaliste lors du premier Masters 1000 de la saison sur terre battue, à Monte-Carlo. Pendant 1 h 40, il a montré qu’il n’avait pas perdu la main et que le nouveau décor ne l’avait pas décontenancé.

Sur ce court central flambant-neuf, il y a des choses qui, elles, qui ne changent pas. On a beau s’appeler Roger Federer, inutile d’espérer, sur les coups de 14 h 45, avoir une quelconque influence sur l’horloge de l’estomac. Pour les invités du tournoi, le déjeuner dominical passe avant tout, y compris avant les légendes. C’est donc sur un court Philippe-Chatrier à moitié garni que le numéro 3 mondial, t-shirt couleur taupe, short blanc, a touché officiellement sa première balle, quatre ans après son élimination en quarts de finale par son compatriote Stan Wawrinka.

Forfait en raison d’une blessure au dos en 2016, Federer avait ensuite zappé la saison sur terre battue en 2017, après une opération au genou gauche, puis en 2018, espérant ménager son corps et privilégier sa préparation pour Wimbledon. La stratégie n’ayant pas payé (défaite en cinq sets face au Sud-Africain Kevin Anderson en quarts de finale), Federer est revenu, histoire de ne pas perdre le rythme. Les mauvaises langues disent que le nouveau partenaire horloger du tournoi, qui est le sien depuis 2004, y est pour beaucoup.

Pas de tournée d’adieu

Lui prétendait autre chose en janvier, au moment d’annoncer sa venue : « Je suis dans une phase où je pense que je dois me faire plaisir. Ça m’a manqué de ne pas le faire. J’avais juste envie peut-être une fois de le refaire. » Vingt ans après ses débuts en Grand Chelem, ici même. Des 127 autres joueurs de l’édition 1999, il est le seul à ne pas être retraité.

A bientôt 38 ans, le Suisse dément toute tournée d’adieu – « ce n’est pas l’idée », a-t-il répété dans des dizaines d’interviews « exclusives » cette semaine – tout en reconnaissant qu’à son âge, l’avenir se conjugue au conditionnel. Alors dans le doute, le public ne veut pas louper la dernière séance. On se presse à ses entraînements pour immortaliser l’idole, admirer ses beaux gestes tant qu’il est encore temps.

« C’est la 21e fois que je le vois en live, la 3e ici, les autres fois c’était à Bercy », énumère Patrice Touchard, 44 ans, venu d’Orléans. L’employé d’un parcours de golf a sorti la panoplie : casquette et t-shirt rouges siglés « RF », les initiales du joueur. Un inconditionnel du Suisse, « même si j’aime pratiquement autant Nadal », assure-t-il.

Eux, ils ont bien cru que le rendez-vous serait à jamais manqué. Dix ans qu’Hugue Carier et Maria Pocoraro font le déplacement de Liège à Roland et que Roger se refuse à eux. Quand il joue sur le Chatrier, ils ont des places pour le Lenglen, quand ils ont des places pour le Chatrier, il joue sur le Lenglen. « On est même allés à Rome cette année pour espérer le voir, on est restés du samedi au mardi et il a commencé son tournoi… le mercredi », raconte le couple de quinquagénaires maudit, qui enregistre tous ses matchs les rares fois où ils ne peuvent les voir en direct.

Mais en ce dimanche 26 mai, c’est le jackpot : ils vont pouvoir le voir deux fois. D’abord en catimini à l’entraînement, en fin de matinée, sur un court annexe, puis en majesté sur le Central pour son entrée en lice. Pour l’occasion, plus aucun interdit qui tienne, tout est permis. « Je rigole quand je vois les gens se prendre en selfie avec Roger en arrière-plan mais là, je vais le faire aussi », rougit Maria, assise au bord du court numéro 5.

« Dans nonante pour cent des cas, il s’entraîne sur le court 4 ou 5 », précise, en fin limier, leur ami Jean Marczewski, électronicien de son état. Quand les trois amis viennent à Roland, « c’est pour voir Roger ». Mais qu’est-ce qu’ils aiment au fond chez lui ? « Le jeu, le personnage, on dirait qu’il n’a pas de défauts. »

Derrière eux, résonne le même panégyrique. « Regardez ce dos comme il est droit », se pâme Gisèle Matan, marseillaise « mais suisse de cœur ». Elle et sa fille Eva, 25 ans, casquette « RF » et drapeau suisse, sont arrivées dès 10 heures « pour pouvoir être assises, et au bord du court. C’est comme les soldes ! ». La veille, elles l’ont attendu deux heures devant son hôtel habituel pour lui faire signer des photos. Pas de bol, « on nous a dit que cette année, il avait changé ». Elles espèrent trouver le bon d’ici leur départ, jeudi soir. « Venir ici c’est un budget vacances. En tout, à deux on en a pour 1 200 euros, dont 558 euros de billets. » Quand on aime, on ne compte pas…

« On aurait dit Dieu »

Roger Federer, samedi 25 mai, lors d’un entraînement sur le court Suzanne-Lenglen. / VINCENT KESSLER / REUTERS

La mère et la fille étaient déjà à Roland samedi, lors de la traditionnelle journée des enfants. Le court Suzanne-Lenglen était saturé comme un jour de grande affiche pour l’entraînement du Suisse contre Jérémy Chardy. Des « Ro-ger » par dizaines descendaient des tribunes. 10 000 spectateurs transis. Pour les remercier, l’équipementier du Suisse lui avait dégoté un t-shirt « Paris 2019 » floqué d’un gros cœur rouge. L’opération séduction était totale. « Quand il est entré sur le court, on aurait dit Dieu, il a reçu une ovation fabuleuse. Mais le t-shirt, c’était un peu too much », concède Gisèle Matan.

Pendant ce temps, l’Autrichien Dominic Thiem, finaliste l’an dernier, répétait ses gammes devant un pelé et trois tondus sur le court annexe numéro 4. La veille, déjà, il avait tenu sa conférence de presse devant moins d’une dizaine de journalistes quand celles de Federer ne peuvent contenir tout le monde.

Les symptômes de la « Federomania » sont visibles jusqu’aux bénévoles du tournoi et certains journalistes, qui se cachent à peine pendant ses conférences de presse pour zoomer sur le Suisse, en quête d’un cliché qui en fera saliver plus d’un.

« J’ai manqué au public. Moi aussi cela m’a beaucoup manqué, résumait Federer dimanche soir. Ne plus avoir joué ici pendant des années, cela a créé un certain buzz, je l’ai ressenti beaucoup aujourd’hui sur le Central et à l’entraînement hier et aujourd’hui. C’est forcément très cool, j’ai énormément apprécié la réception que j’ai reçue aujourd’hui sur le terrain. Ce n’est pas normal pour moi. J’espère que cela va continuer. »

Vainqueur du tournoi il y a tout juste dix ans, en 2009, peu l’imaginent soulever une deuxième fois la coupe des Mousquetaires, lui le premier. « Si je pouvais déjà faire quatre matchs et rester deux semaines à Paris, ce serait cool », confiait-il cette semaine dans L’Equipe.

Une deuxième victoire est déjà fort probable : au deuxième tour, mercredi, il sera opposé au lucky-loser allemand Oscar Otte. La tournée enamourée est partie pour se prolonger.