Des protestants soudanais rassemblés devant le quartier général de l’armée, le 17 mai. / MOHAMED EL-SHAHED / AFP

C’était juste avant iftar, la rupture du jeûne, quand toute la ville se hâtait au terme d’une journée de ramadan pour rentrer chez soi. Dans la fatigue et l’impatience, l’apparition sur la rue Obeib Khatim, aux abords de l’aéroport, d’une longue colonne de véhicules armés – une bonne trentaine au total, incluant pick-up chargés d’hommes armés et véhicules de transport de troupes blindés – a suscité un petit choc, dans Khartoum, dimanche 26 mai. A leur bord, des hommes en uniforme impeccables, canons de kalachnikovs en l’air, assis en rond autour de l’armement de leur véhicule, mitrailleuses 14.5 et même, pour certains, des lance-roquettes multiples à six tubes, déjà chargés. Cette colonne n’allait pas à l’assaut, mais partait accueillir à l’aéroport l’un des deux responsables du conseil militaire de transition (TMC), qui rentrait au Soudan.

Au cœur de Khartoum, l’aéroport est bordé sur sa partie nord par tout un ensemble de bâtiments militaires matérialisant le quartier général des forces armées. Sa vaste enceinte comprend aussi une résidence présidentielle, et, un peu plus bas en descendant le boulevard qui longe cet immense rectangle, le siège des services de renseignement, le NISS. Tout en haut, devant les portes ouvrant côté nord, entre le Nil et l’état-major de l’armée de l’air et de celui de la marine, s’ouvre le sit-in, cette cité de la révolution qui a poussé avec ses tentes et ses manifestants devant le quadrilatère militaire soudanais, et l’entrée VIP de l’aéroport. Dans cette ville si grande, si étalée, c’est dans ce tout petit coin, à deux pas du Nil bleu, que se joue la situation politique du pays. Et c’est pourquoi les passants, voyant défiler les hommes en armes, ont cru un instant que la violence allait commencer. Cette longue cohorte militaire ne provoquerait pas une telle émotion si le Soudan n’était pas le théâtre, dans une tension croissante, de difficultés à trouver une solution à la transition après le renversement d’Omar Al-Bachir, le 11 avril, et surtout si une grève générale de deux jours ne devait pas débuter dans ce climat, mardi 28 mai.

Les pick-up et autres transports blindés, armés comme pour partir à l’assaut d’une ville, n’ont pas pris la direction du sit-in avec le risque de créer un incident. L’homme qui commande cette petite armada sur roues n’est autre que le second du président du TMC, à savoir le général Mohamed Hamdan Dagolo « Hemetti » (qu’il nous protège) – dont les éléments appartiennent aux Forces de soutien rapide (RSF).

Des manifestations restreintes comme test

Tandis que le général Abdel Fattah Al-Burhan Abdelrahmane, dimanche soir, revenait du Caire et des Emirats arabes unis, Hemetti était allé, juste avant, faire une visite en Arabie saoudite où il avait, en substance, annoncé publiquement le soutien du Soudan au Royaume dans le cadre de la tension croissante régionale avec l’Iran. Les responsables du TMC se trouvent être les deux piliers de la fourniture de troupes soudanaises recrutées au sein des RSF, l’ex-milice du Darfour recyclée en force intégrée dans l’armée régulière, pour faire la guerre au Yémen du côté de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite. Au moment où les discussions avec les civils laissent planer l’idée qu’en cas de transition, le Soudan cessera d’envoyer des hommes combattre au Yémen, le geste de Hemetti était un défi.

Egypte, Emirats arabes Unis, Arabie saoudite : les trois pays sont les parrains du Conseil militaire de transition, qui assure de facto le pouvoir depuis le 11 avril, mais devrait le céder selon une procédure négociée avec les représentants des manifestants. Or, les négociations pour que ce TMC cède le pouvoir aux civils sont bloquées. Pour maintenir leur pression sur les généraux, les civils des Forces pour la liberté et le changement (FFC) entament, mardi, une grève générale de deux jours. Le mot d’ordre, dans un premier temps, est des plus sages : il s’agit de se rendre sur son lieu de travail, et d’y croiser les bras, peut-être de descendre dans la rue, mais de rester dans un registre symbolique, et sans doute d’éviter à ce stade de bloquer Khartoum.

Ces manifestations restreintes sont un test, et ont de fortes chances de rencontrer un grand succès. Ces derniers jours, les employés qui sortent brièvement avec des petites pancartes pour signifier leur désir de voir les civils recevoir le pouvoir au Soudan entraînent partout dans la capitale des réactions de sympathie. Les passants reprennent les slogans en chœur, les automobilistes les klaxonnent. Peut-il y avoir des tensions plus sérieuses, ou des blocages susceptibles de déclencher des confrontations ? Seule la grève nous le dira. Mais ses organisateurs qui insistaient d’abord sur la « désobéissance civile » semblent vouloir calmer le jeu. Les syndicats d’employés du transport aérien avaient, par exemple, averti qu’ils bloqueraient les pistes de l’aéroport de Khartoum (toujours dans ce rectangle central). Il semble qu’ils ont abandonné cette idée.

Khalid Omer, secrétaire général du Parti soudanais du Congrès (SCP), une des rares formations politiques avec une influence auprès des manifestants, est convaincu de la nécessité de la grève générale, non pour bloquer le pays, mais pour « prolonger l’élan de la négociation ». Depuis une dizaine de jours, les discussions entre le TMC et les civils regroupés dans les Forces pour la liberté et le changement (FFC) sont enlisées. En théorie, certains points avaient été clarifiés. Notamment la composition aux côtés d’un conseil de souveraineté pour mener le pays mais de façon relativement symbolique, d’une assemblée aux pouvoirs importants, avec deux-tiers des sièges accordés aux membres des FFC, et un tiers à d’autres tendances : des civils encore, mais nommé par les militaires. « Or non seulement nous ne sommes pas arrivés à nous mettre d’accord sur le dernier point, celui de la composition du conseil de souveraineté, mais nous avons régressé : les militaires de la faction dure ne veulent plus à présent de ces deux tiers de membres FCC. La situation est sérieuse, car s’il s’avère que les négociations ont échoué, on peut redouter l’éclatement de violences entre les multiples parties », explique une source impliquée dans les négociations.

Un mouvement destiné à ranimer les négociations

La perspective de la grève générale a aussi fait apparaître, de façon plus nette, des divisions de fond au sein du groupe des civils. Le vieux chef du parti Oumma, Sadiq Al-Mahdi, s’est prononcé contre cette mesure. Agé de 84 ans, il a été premier ministre deux fois au cours des processus politiques ayant suivi les deux « révolutions », soit après avoir renversé des régimes militaires en 1964 et 1985. Il n’a pas laissé un souvenir éblouissant. Il avait été lui-même renversé par le coup d’état mené, officiellement, par le général Omar Al-Bachir, mais préparé de longue date par l’infiltration des islamistes du Front national islamique (NIF) – qui avaient constitué une coalition avec son parti – dans les structures de l’état, dans l’armée, et l’université.

Jusqu’au coup d’état de juin 1989, justement, le Soudan comptait traditionnellement deux « grands » partis, assis chacun sur une confrérie soufie, et leurs responsables s’estiment encore aujourd’hui être les héritiers d’une majestueuse tradition. Or, ce système s’est profondément dévalorisé. Le mouvement dans la rue a été mené par des groupes issus de divers horizons, notamment de la « société civile » (des organisations professionnelles), mais aussi par une large coalition regroupant des formations d’horizons différents. Au sommet, l’hyper-coalition, les Forces pour la liberté et le changement, compte à son plus haut niveau la propre fille de Sadiq Al-Mahdi, Mariam. Son père souhaite que des élections soient organisées le plus rapidement possible, tablant sur le fait que la vie politique, au Soudan, est encore suffisamment désorganisée par trente ans de dictature, pour que parti, l’Oumma, puisse en bénéficier. Cette option aurait l’aval des militaires, qui adoreraient composer avec un responsable amoindri par l’âge, ayant peu de chance d’opposer une résistance farouche à leurs désirs et à ceux de leurs parrains de la région.

Mais ce scénario présente des risques. Les importantes forces du NISS, les services de renseignement qui menaient la répression jusqu’au renversement d’Omar Al-Bachir, le 11 avril, ont disparu dans la nature. Ils ne sont pas partis bien loin et disposent, dans Khartoum, de bases, et d’importants stocks d’armes. Ces forces pourraient se ranger du côté de la faction dure des militaires – l’armée a elle aussi ses divisions –, et affronter ceux qui sont sur sa route : les RSF du général Hemetti. C’est la particularité de cette situation : alors que les RSF sont issus de milices qui ont commis des atrocités au Darfour et ont ensuite pris une part importante dans la répression sanglante des manifestations civiles de Khartoum en 2013, le grand bouleversement politique soudanais fait de cette armée quasi privée l’alliée objective des civils dans la phase actuelle. Pour que cet état se prolonge, il faut que les négociations se poursuivent, car elles seules peuvent donner naissance à un nouvel ordre politique légitime, qui est précisément, ce que souhaitent tous les acteurs soudanais, lassés du statut de semi-paria de leur pays.

Certains responsables de l’ex-régime parient sur la possibilité de voir le Soudan ramené à une forme de normalité. Pour cela, il faut un processus « propre ». Si, dans les jours à venir, il apparaît que le processus n’a plus de chance de se conclure par un ordre politique reconnu internationalement, il ne restera plus alors qu’à laisser libre cours à la violence. C’est la raison pour laquelle il est si important de mener cette grève générale, selon ses organisateurs. Un mouvement destiné à ranimer les négociations plus qu’à les faire aboutir. Mais aussi à éviter le plongeon dans l’inconnu.