Manifestation de femmes en faveur de la légalisation de l’avortement en Argentine, à Buenos Aires, le 14 juin 2018. / Jorge Saenz / AP

Pour la huitième fois consécutive en douze ans, un projet de loi visant à légaliser l’interruption volontaire de grossesse (IVG) devait être présenté, mardi 28 mai, au Congrès argentin, à l’occasion de la Journée mondiale d’action pour la santé des femmes. Le code pénal de 1921, toujours en vigueur, ne dépénalise l’avortement qu’en cas de danger pour la vie ou la santé de la femme enceinte et en cas de viol.

En 2018, après les manifestations massives de milliers de femmes à travers le pays, les députés avaient donné un vote favorable, le 14 juin, à un projet garantissant l’IVG pendant les quatorze premières semaines de grossesse. Mais, le 9 août, le projet controversé avait finalement été rejeté par le Sénat, sous la pression des églises catholique et évangélique, qui s’étaient fortement mobilisées.

Malgré cette victoire des « provie » et leur slogan « Sauvons les deux vies », en référence à la vie de la femme enceinte et à celle du fœtus, le débat continue sur fond de campagne électorale en vue de la présidentielle et des législatives du 27 octobre. A cinq mois du scrutin, l’Argentine, pays natal du pape François, reste polarisée, alors que le souverain pontife a réitéré le 25 mai son opposition à l’IVG, qu’il a comparée à « engager un tueur à gages pour résoudre un problème ».

De profondes divisions

Les militantes féministes ont appelé à ne pas voter en octobre pour des candidates et candidats qui s’opposeraient à la légalisation de l’avortement. « Le sujet de l’IVG ne pourra pas être ignoré par les candidats », souligne l’analyste politique Paola Zuban. En 2018, ajoute-t-elle, « seuls les sénateurs et les députés ont dû déterminer leur position sur l’avortement. Les autres responsables politiques n’y ont pas été tenus. Mais à présent, les candidats aux postes de président, de maire ou de gouverneur devront aussi se prononcer, parce que la société va les interpeller. »

Au cours des virulents débats au Congrès, en 2018, de profondes divisions étaient apparues, pour la première fois, au sein de la coalition de centre droit au pouvoir, Cambiemos, mais également dans l’opposition péroniste. « Se prononcer sur l’IVG en période électorale comporte des risques, note l’analyste politique Rosendo Fraga, celui notamment d’aiguiser les divisions internes à l’intérieur même des partis et de leur faire perdre des votes auprès de leurs électeurs traditionnels. »

Certains candidats ont ainsi modifié leur position, tel Alberto Fernandez, candidat péroniste à la présidence poussé par l’ex-présidente Cristina Kirchner (2007-2015), postulant à la vice-présidence. Partisan par le passé de la légalisation de l’IVG, M. Fernandez a affirmé, dans une récente interview, « qu’il n’est pas nécessaire d’avancer si rapidement dans la légalisation de l’avortement car c’est un thème qui divise profondément les Argentins ». « L’IVG ne devrait pas être un délit, sans qu’il soit pour autant nécessaire de le légaliser », a-t-il précisé.

Pour sa part, Mme Kirchner, qui est sénatrice et qui s’était toujours déclarée contre l’avortement tout au long de ses deux mandats de présidente, empêchant tout débat en ce sens, avait finalement rallié les « verts », la couleur des foulards qui sont le symbole du droit à l’IVG en Argentine, en votant en faveur du projet de loi en août 2018.

Le président Mauricio Macri, qui briguera sa réélection en octobre, avait impulsé le débat au Congrès bien qu’il se soit, lui aussi, déclaré opposé à l’IVG. Au sein de son parti, une de ses principales alliées, Maria Eugenia Vidal, la gouverneure de la puissante province de Buenos Aires, circonscription électorale décisive, s’est toutefois opposée publiquement et farouchement à toute modification de la loi.

Cas dramatique d’une fillette de 11 ans

Si le projet était examiné avant les élections, il est probable que le combat des féministes serait perdu d’avance, puisque la composition du Sénat serait la même qu’en 2018. Les sénateurs sont au nombre de trois par province, quelle que soit leur taille ou leur nombre d’habitants. « Les petites provinces conservatrices du nord du pays disposent ainsi de beaucoup de poids politique, explique le juriste Daniel Borrillo. Malgré une opinion nationale plus ouverte, le fait d’être en année électorale risque de maintenir le statu quo concernant la loi sur l’IVG. »

D’autant que les conservateurs sont très actifs dans le pays. En témoigne le cas dramatique, en janvier, de la petite Lucia, dans la province de Tucuman (nord-ouest du pays), qui avait soulevé l’indignation en Argentine et dans le reste du monde. En jouant sur les objections de conscience des médecins et en retardant les procédures, les autorités avaient empêché l’accès à un avortement pourtant garanti par la loi actuelle à la fillette de 11 ans, qui avait été violée par le compagnon de sa grand-mère et dont la santé était en danger. Lucia avait finalement subi une césarienne à cinq mois de grossesse.

En revanche, si le projet de légalisation de l’IVG n’était traité qu’après les élections, il aurait plus de chances d’être adopté par le nouveau Congrès. Le scrutin d’octobre marque en effet l’entrée en vigueur d’une loi de quota, votée en 2017 et promulguée le 8 mars 2019, qui oblige à la parité de genres dans la représentation publique, et donc dans les listes électorales pour les législatives. Un renouvellement partiel (la moitié des députés et un tiers des sénateurs) qui pourrait signifier une féminisation et un rajeunissement du Congrès.

Projet remanié de nombreuses fois

« Il est fondamental que le projet soit traité cette année, observe cependant la sociologue Elsa Schvartzman, une des fondatrices de la Campagne nationale pour le droit à l’avortement légal, sans risque et gratuit, le collectif d’ONG à l’origine du texte de loi. Les candidats doivent se prononcer sur un sujet qui ne peut plus souffrir de délai. » Un demi-million d’avortements sont pratiqués tous les ans en Argentine, selon des chiffres du ministère de la santé qui datent de 2005. Une centaine de femmes en meurent, du fait de la clandestinité de la pratique.

Le projet a été remanié de nombreuses fois depuis sa première présentation au Congrès, en 2007. Il prévoit la dépénalisation totale de l’avortement pendant les quatorze premières semaines de grossesse, ainsi qu’en cas de danger pour la santé de la femme enceinte et de viol. Il ne prévoit pas d’objection de conscience possible de la part des médecins et renforce le droit à l’éducation sexuelle intégrale et à la contraception – déjà garanties, en théorie, par des lois qui sont cependant difficilement appliquées.

La présentation du projet de loi au Congrès devait être l’occasion, mardi 28 mai, d’un « pañuelazo » (manifestation au foulard) à Buenos Aires et dans une centaine de villes du pays et du reste du monde.