Soiree electorale du Rassemblement national à Paris, le 26 mai. / CYRIL BITTON POUR « LE MONDE »

Avec 23,3 % des voix, la liste du Rassemblement national (RN) droite devance celle de la majorité présidentielle (22,4 %) au terme des élections européennes, dimanche 26 mai.

V.N. : Bonjour ! Pourquoi parler de victoire alors même que le score du RN est inférieur à celui de 2014 ?

Lucie Soullier : Dimanche soir, avec 23,3 % des voix, le Rassemblement national a ravi la première place du scrutin européen en France devant la liste de La République en marche, et vous admettrez qu’une première place dans une élection reste une victoire électorale. Le parti a certes réuni moins, en proportion, que les 24,8 % d’il y a cinq ans, mais il a tout de même obtenu 500 000 voix de plus. Pour certains analystes, ce demi-million résulte du simple effet mécanique de la hausse de participation, passée de 42,4 % en 2014 à 51,4 % en 2019. Mais pour Sylvain Crépon, sociologue spécialiste de l’extrême droite : « Certes, on peut dire que le RN stagne en proportion, que le nombre de voix est une conséquence de la participation… Mais le premier enseignement de ce scrutin est tout de même que le RN conforte son score en nombre de voix. »

MaxenceL : Question assez triviale, mais je me demandais ces derniers temps quelle était la raison pour laquelle les partis anti-Europe pouvaient figurer de manière constructive dans un parlement Européen ?

Bonjour MaxenceL, le RN a fait une volte-face sur la question de la sortie de l’UE et de l’euro après la présidentielle de 2017. Marine Le Pen, qui expliquait durant la campagne présidentielle qu’« à peu près 70 % » de son programme n’était pas applicable sans sortir de l’euro, a aujourd’hui abandonné autant l’idée de Frexit que celle de changer de monnaie. « Les Français ont montré qu’ils restent attachés à la monnaie unique », justifie le « manifeste » du RN rédigé pour cette campagne européenne, en défendant une « Europe des nations ». Désormais, il ne s’agit donc plus de sortir de l’UE mais de la changer « de l’intérieur ». De même pour l’euro, que le parti affirme vouloir conserver, tout en prônant une réforme de la BCE.

Notre équipe a posé la question « Peut-on siéger au Parlement européen si on est contre l’Union européenne ? » à Jordan Bardella, tête de liste du RN. Voici sa réponse :
« Peut-on siéger à l’Assemblée nationale et être contre la politique d’Emmanuel Macron comme le sont les députés de l’opposition ? Oui. Peut-on siéger dans la même Assemblée nationale et être favorable à une VIe République comme le sont les députés de La France insoumise ? Oui. De la même manière, nous pouvons être opposés à l’Union européenne actuelle et siéger au Parlement européen afin de défendre le modèle alternatif qu’est l’Europe des nations. »

Flo : Le RN obtient des scores particulièrement bons chez les ouvriers, une CSP historiquement plutôt à gauche. Comment expliquez vous ces passerelles poreuses entre RN et la france insoumise ? Le seul sujet économique semble aujourd’hui dominer les idéologies tout de même radicalement opposées !!!

Bonjour Flo, On ne peut pas vraiment parler de frontières poreuses entre l’électorat de La France insoumise et du Rassemblement national sur cette élection. Si l’enquête Ipsos-Sopra Steria sur la sociologie des électorats de ce scrutin européen note que 40 % des électeurs qui ont voté RN dimanche sont ouvriers, seulement 4 % avaient voté pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la présidentielle de 2017. Je laisse une nouvelle fois la parole au sociologue Sylvain Crépon : « On vit sur l’idée que l’ouvrier est forcément de gauche, mais, en réalité, il y a un basculement du vote ouvrier vers la droite et surtout vers l’extrême droite. » Les ouvriers de gauche se tournant davantage vers l’abstention que vers une conversion lepéniste. Pour ce chercheur spécialiste de l’électorat de l’ex-FN, « quand on dit que Marine Le Pen récupère la moitié du vote ouvrier, il ne faut pas oublier que c’est la moitié des voix exprimées ».

Adi : Concrètement ça veut dire quoi pour nous cette “victoire” ? Est-ce qu’ils auront réellement plus de poids dans les décisions politiques de l’Europe ? Si oui que risque t’il d’arriver ?

Bonjour Adi, la grande question, qui se pose après ce scrutin est celle des alliances qui vont se forger au Parlement européen, et donc du poids politique que prendront les souverainistes au sein de la nouvelle Assemblée européenne. Marine Le Pen va ainsi devoir concrétiser l’alliance qu’elle a mise en scène tout au long de la campagne européenne, en multipliant les déplacements auprès de ses alliés potentiels. Jordan Bardella affirmait ainsi dimanche soir que les résultats « ouvraient la voie à un groupe puissant » des nationalistes au Parlement européen. Mais si la Ligue de Matteo Salvini — alliée du RN de Marine Le Pen a, en effet, elle aussi ravi la première place en Italie, ces deux pole positions masquent une relative stagnation des nationalistes en Europe.

Val : En quoi le choix de tête de liste Jordan Bardella a pu contribuer au résultat du RN ?

Bonjour Val, le choix de Jordan Bardella ne semble en tout cas pas avoir joué en défaveur du RN. Le poulain de Marine Le Pen a même fait une bonne campagne, sans impair majeur et avançant avec une assurance presque déconcertante pour ses 23 ans, sans trébucher sur le terrain médiatique ni auprès des militants.

Pour le sociologue Sylvain Crépon : « Bardella était un choix très judicieux, symbolique. Un jeune peu diplômé, issu des catégories populaires et né en Seine-Saint-Denis qui devient tête de liste et mène vraiment campagne, l’effet miroir est parlant pour les électeurs des banlieues, qui peuvent se projeter. Encore un message édifiant envoyé aux autres partis politiques, qui ne peuvent pas en dire autant. Cela donne le sentiment que le RN est le seul qui donne la chance aux classes populaires. »

Dans le train : Bonjour, les partis d’extrême droite européens parlent-ils d’écologie ? Ont-ils des projets dans ce domaine ?

L’ex-FN a en effet beaucoup parlé d’écologie, à sa manière, brandissant tout au long de la campagne son concept totem pour afficher sa nouvelle conscience écologique : le « localisme ». Un concept toutefois bien plus identitaire qu’écolo, comme nous l’expliquions avec mon confrère Nabil Wakim dans cette analyse : Derrière le virage écologique de Le Pen, l’obsession de l’immigration.

Guillaume : Bonjour, le vote RN est souvent qualifié par sa sociologie (vote populaire) ainsi que par sa géographie (non urbain). Quelle est l' évolution de ces caractéristiques aux élections européennes ? Accentuation ou nivellement ? Le vote RN peut-il également être qualifié/caractérisé par tranche d âge ? Merci pour vos réponses

On observe toujours une faiblesse du vote RN dans les grandes villes. Mais le vote lepéniste s’est renforcé dans des zones où l’extrême droite était traditionnellement faible, notamment l’Ouest et la Seine-Saint-Denis. Auparavant, on traçait une ligne Le Havre-Perpignan et on pouvait dire, pour résumer, qu’à l’est le vote frontiste était plus fort qu’à l’ouest. La désindustrialisation expliquant cette frontière. Ce n’est plus le cas avec ce scrutin. On peut observer une percée en Nouvelle Aquitaine, ou dans l’ouest catholique qui résistait jusqu’ici à la percée frontiste.

ShameOnFr : Peut-on parler d’un réel nouveau clivage ?

Devant la débâcle électorale des deux partis qui ont longtemps représenté la droite et la gauche au pouvoir – LR (8,5) et PS (6,2) – voire même face à la chute vertigineuse de La France insoumise (6,3), certains concluent à la fin du clivage droite-gauche. Marine Le Pen ne s’en est évidemment pas privée, dimanche soir, en voyant dans « l’effacement des vieux partis » la « bipolarisation » du paysage politique entre son parti et celui du président ; la confirmation du face-à-face qu’elle tente d’installer depuis des mois entre « mondialistes » et « nationaux », aidée par Emmanuel Macron qui développe le même duel, dans un vocabulaire parallèle opposant les « progressistes » aux « nationalistes ». N’oublions pas que Marine Le Pen qui défend ardemment le « ni droite ni gauche » en interne depuis qu’elle a succédé à son père à la présidence du FN, au point de provoquer l’ire – et, parfois, le départ – de cadres et militants plus friands de discours prônant l’union des droites. Pas sûr que les autres partis, qui se positionnent toujours selon un axe droite/gauche, en concluent la même chose…

Amy : Bonjour, la victoire du RN aux élections européennes garantirait-elle Marine Le Pen à une éventuelle accession aux Champs Elysées aux prochaines échéances ?

Une victoire de l’extrême droite à la prochaine présidentielle n’est pas du tout garantie, tant les scrutins sont différents. Lors d’une présidentielle, la participation est bien plus élevée et l’électorat vote différemment. Sans compter, évidemment, le scrutin à deux tours, qui renforce le vote « utile » de « barrage » en cas de présence de l’extrême droite au second tour.

Marine Le Pen semble en tout cas déjà se positionner dans la course à l’Elysée. Dimanche, elle évoquait « la bataille des municipales » qui se prépare déjà en coulisses, appelant les électeurs « patriotes » à la rejoindre pour « construire la grande alternance qui est née ce soir ». Du parti Les Républicains à La France insoumise en passant par les partisans de Nicolas Dupont-Aignan, qui n’a pas passé la barre des 5 % et n’aura donc pas d’élu au Parlement européen : « Nous avons besoin de vous ! », haranguait-elle, triomphante sur son estrade, à l’assaut des scrutins municipaux de mars 2020. Avec, surtout, une vue plongeante sur 2022.