Robert Kyagulanyi, alias Bobi Wine, dans un tribunal de Kampala, en Ouganda, le 29 avril 2019. / NICHOLAS BAMULANZEKI / AFP

Il est 8 heures et Bobi Wine nous invite à partager son petit-déjeuner. Au menu : thé brûlant et matooke, un plat traditionnel de bananes plantains. En costume bleu nuit parfaitement ajusté, cravate aux couleurs vives et pochette assortie, le phénomène de la politique ougandaise s’apprête à quitter sa paisible villa de Kampala à bord d’une imposante Cadillac Escalade immatriculée « Ghetto », en référence à son surnom de « président du ghetto ». Direction le Parlement.

Il y a seulement deux ans, en 2017, cette star de la musique ougandaise, élevée dans un bidonville de la capitale, faisait son entrée en politique en tant que député. A 37 ans, Robert Kyagulanyi – son vrai nom – est désormais considéré comme le premier opposant du pays. Peu après l’annonce récente de sa candidature à la présidentielle de 2021, un sondage l’a crédité de 22 % d’intentions de vote, loin devant l’opposant historique Kizza Besigye (13 %).

Celui qui s’est élevé contre la suppression de la limite d’âge à la présidence et contre la taxe sur les réseaux sociaux est devenu une icône internationale à mesure que se resserrait sur lui l’étau de l’Etat. En août 2018, il a fait la une des médias lorsque, venu soutenir un candidat indépendant pour une élection partielle à Arua, dans le nord, son chauffeur a été assassiné et lui-même arrêté, lourdement battu et poursuivi pour trahison – une affaire toujours en cours. Depuis, les arrestations s’enchaînent.

Avec en fond sonore le dessin animé devant lequel est installé l’un de ses fils, Bobi Wine raconte au Monde Afrique la violence de ces derniers mois et, avec parfois une emphase légèrement forcée, sa vision pour l’Ouganda.

Votre dernière arrestation remonte à avril. Que s’est-il passé ?

« Si les médias internationaux ne s’étaient pas intéressés à l’Ouganda, je serais un homme mort. »

Bobi Wine Le 29 avril, alors que je me rendais à une convocation au commissariat, j’ai été brutalement arrêté, emmené au tribunal et accusé d’un délit supposément commis il y a plus d’un an, lorsque je menais les manifestations contre la taxe sur les réseaux sociaux. Des partisans qui me suivaient ont subi des tirs de gaz lacrymogène, certains ont aussi été arrêtés. Je suis surveillé, je peux être arrêté et battu où que j’aille. Si les médias internationaux ne s’étaient pas intéressés à l’Ouganda, à notre combat, je serais un homme mort. Le régime a trop peur de commettre une atrocité, car il sait que les yeux du monde sont braqués sur nous.

D’autres députés subissent-ils le même traitement ?

La plupart des députés d’opposition ont été visés. Mais mon cas est différent, car j’ai dit ma volonté de concourir pour la présidence. Tout ceci m’arrive parce que j’ose défier le président Museveni.

Bobi Wine, le chanteur devenu député qui bouscule le président ougandais
Durée : 04:27

Quelle est la situation de l’Ouganda aujourd’hui ?

« Nous vivons dans une dictature militaire qui ne reculera devant rien. »

Notre pays vit dans la peur. Pas de notre côté, mais du côté du régime. Nous vivons dans une dictature militaire qui ne reculera devant rien pour maintenir son pouvoir. Cependant, nous savons que la majorité de la population est très jeune : 85 % des Ougandais sont plus jeunes que moi. Et parmi eux, 80 % sont sans emploi, 80 % vivent sous le seuil de pauvreté. Ils voient l’impunité, les violations des droits humains… Ils veulent du changement. Voilà la situation, c’est pour cette raison que nous en appelons aux amis de l’Ouganda, notamment aux partenaires du développement, dont l’aide représente un quart du budget de l’Etat.

Est-ce pour rencontrer ces partenaires que vous vous rendez en Europe, notamment en France, en juin ?

Je vais en Europe pour rencontrer les Ougandais qui y vivent. Mais je serais plus qu’heureux de rencontrer des leaders, des partenaires et des amis de l’Ouganda, pour leur expliquer ma position. S’agissant des partenaires du développement, ils ne peuvent pas indéfiniment être des sponsors d’abus des droits humains, ils ne peuvent continuer d’être complices.

Aviez-vous des ambitions présidentielles lorsque vous avez commencé en politique en 2017 ?

Non. Ma volonté était d’aller au Parlement et de dire la vérité face à ces politiciens. Mais les choses ont radicalement changé. L’année dernière, à la même époque, je ne savais pas que les gens me demanderaient de défier le vieil homme. Aujourd’hui, c’est de plus en plus clair. Et je suis prêt.

Que contient votre récent accord avec l’opposant historique Kizza Besigye ? Qui de vous deux sera le candidat ?

« Si l’opposition veut gagner, il faut un seul candidat face à Museveni. »

Ce n’est pas clair de leur côté, mais du nôtre ça l’est. Museveni est président depuis trente-trois ans, il dirige l’Ouganda depuis six mandats. Kizza Besigye s’est présenté en tant que leader de l’opposition quatre fois, il est là depuis vingt ans. Nous avons besoin de changement, des deux côtés. Cet accord vise à arrêter les hostilités entre nous, car cela ne profite qu’au régime. Nous devons continuer de discuter et voir ce que nous pouvons faire. Si l’opposition veut gagner, il faut un seul candidat face à Museveni. Je tiens à souligner que le « People Power », ce n’est pas Bobi Wine ; nous sommes nombreux et nous travaillons avec plus de 30 députés, certains du Forum pour le changement démocratique (FDC), de Kizza Besigye, et même certains du parti au pouvoir. Treize d’entre eux ont publiquement déclaré être de notre côté.

Yoweri Museveni contrôle l’armée et la commission électorale. Peut-il y avoir des élections justes et libres dans ce contexte ?

C’est vrai, mais notre espoir n’est ni dans l’armée, ni dans la commission électorale, ni dans toute autre institution. Nous plaçons notre espoir dans le peuple de l’Ouganda. Lorsque j’étais en campagne pour la députation, Museveni a envoyé l’armée pour terroriser les gens, il a utilisé des millions de shillings d’argent public pour les acheter. Nous l’avons battu. Il s’est passé la même chose à Jinja, Rukungiri, Bugiri : nous l’avons battu. Nous pouvons donc le battre.

Pensez-vous parvenir à avoir le soutien de l’armée ?

Oui. Beaucoup de gens dans l’armée et dans la police m’ont parlé personnellement. Ils m’ont dit qu’ils sont avec nous mais qu’ils attendent le bon moment.

Un scénario soudanais peut-il se produire en Ouganda ?

C’est possible. Si le président continue de se comporter de la sorte, les Ougandais pourraient le chasser du pouvoir avant même 2021. Mais je n’appelle pas à cela pour le moment. Car le temps est de notre côté : il ne reste que quelques mois avant l’élection. Museveni nous a toujours présentés comme des fauteurs de trouble et des gens violents : contrevenir à la loi reviendrait à lui donner raison.

Si vous étiez élu, quelles seraient vos premières mesures ?

« Le jeune Museveni a porté un formidable projet qui n’a jamais été mis en œuvre. »

Je ne vais pas rajouter de belles promesses, car les propositions ont déjà été faites. Elles l’ont été lorsque je n’étais âgé que de quelques jours : le président Museveni a présenté avant même son arrivée au pouvoir, en 1986, un magnifique programme en dix points qui prévoyait la restauration de la démocratie, l’Etat de droit, etc. Le jeune Museveni a porté un formidable projet. Rien de cela n’a été mis en œuvre.

Retirerez-vous les lois contre les homosexuels votées en 2014 ?

En vérité, elles n’ont pas été mises en œuvre non plus. Cependant, dans un pays libre, je me devrai de défendre votre droit à vous exprimer, même si nous ne sommes pas d’accord.

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L’auteure et militante des droits des queers Stella Nyanzi est incarcérée depuis plusieurs mois pour avoir, selon le pouvoir, insulté le président dans un poème. Pour elle, il s’agit de littérature. Quelle est votre position ?

Il ne s’agit pas pour moi de littérature. Stella Nyanzi, c’est la représentation d’une femme opprimée qui refuse de baisser les bras. Stella Nyanzi a une liberté, un droit de s’exprimer, et cela lui a valu d’être incarcérée. Son cas, comme beaucoup d’autres, montre que le président Museveni se prend pour Dieu. J’ai beaucoup de respect pour elle et je sais qu’elle incite beaucoup de femmes à regarder la dictature droit dans les yeux et à lui dire ce qu’elle est.

Quelle est la signification de ce béret rouge devenu votre emblème ?

Ce rouge est une couleur de protestation qui représente ce que nous avons tous en commun : notre sang, quels que soient nos aspirations et notre groupe ethnique. C’est un symbole de résistance, pas de marxisme. Notre idéologie, c’est la liberté.