Un mini garage de bricolage de motos, un dôme géodésique, une échoppe à ramens et une fresque monumentale : ce petit bout de Tokyo, improvisé d’après le manga culte Akira, se trouve en fait à quelques pâtés de maisons du Canal du Midi et du stade Ernest-Wallon, à Toulouse. Bienvenue au Mix’art Myrys, un hangar de 4 000 mètres carrés qui abrite un collectif autogéré d’artistes, véritable institution des milieux alternatifs dans la ville rose.

Pendant quatre jours, du jeudi 30 mai au dimanche 2 juin, des hackers venus de toute la France s’y sont donné rendez-vous, cette année encore, pour bidouiller, discuter, décortiquer les technologies et savoirs numériques afin de les mettre au service du plus grand nombre.

Bien que déficitaire et dotée d’un petit budget de 30 000 euros pour accueillir les trois mille visiteurs qu’elle revendique, la Toulouse Hacker Space Factory (THSF) a voulu fêter dignement son dixième anniversaire et rendre hommage à l’œuvre cyberpunk du mangaka Katsuhiro Otomo. « D’une part parce que cette œuvre écrite dans les années 1980 se déroule en 2019, mais surtout parce qu’Akira est une fresque sociale très raccord avec l’actualité », explique Frédéric Villeneuve-Séguier, membre du Tetalab, le hackerspace toulousain à l’origine du festival, et coorganisateur.

Cette série et son film mettent en scène, dans un Japon futuriste, une bande de jeunes motards délinquants confrontée à des expérimentations militaires et gouvernementales, dans un contexte de révolte sociale et de crise du régime, que les festivaliers rapprochent de la mobilisation des « gilets jaunes ». « Akira est une belle opportunité de questionner et repenser nos modes d’organisation de notre société », estime celui qui fut doctorant en physique avant d’intégrer le hackerspace en 2012.

Une scénographie cyberpunk en hommage à « Akira » a été réalisée à partir de matériaux de récupération par les artistes et les hackers. / Pauline Croquet / Le Monde

Hacker sceptique

Mais charité bien ordonnée commence par soi-même, dit l’adage. Dans la quinzaine de conférences organisées les après-midi, avant de laisser place aux concerts et performances artistiques, nombre d’espaces invitent les activistes et les bidouilleurs à se remettre en question. Ainsi, vendredi 31 mai, la présentation du nouvel enseignement de sciences numériques et technologie en classe de seconde du ministère Blanquer s’est vue transformée en initiation à la zététique, l’art de douter.

Trois heures plus tard, dans une autre conférence, Emmanuel Ferrand, de l’Institut de mathématiques de Jussieu, à Paris, un habitué de la THSF, a défendu « une éthique du hacker sceptique ». Une mise en garde, explique-t-il au Monde, face au « syndrome des demi-experts, proches des décideurs et des cercles de pouvoirs, souvent animés par la haine de l’écologisme et du principe de précaution et qui défendent le fait que l’innovation et la science vont sauver le monde ». Dans sa présentation, l’universitaire a pointé les écrits et prises de positions du chirurgien urologue Laurent Alexandre, de l’économiste Nicolas Bouzou ou encore du sociologue Gérald Bronner. Le scientifique invite aussi les participants à ne pas se laisser instrumentaliser, « le capitalisme a l’art de déposséder, les contre-cultures de s’en vacciner ».

Conseil suivi à la lettre, mais non sans humour, le samedi en début de soirée avec une séance collective de « Bullshit bingo », pour récompenser les innovations, les postures et les anglicismes de la tech jugés fumeux. Cette année, la blockchain a eu droit à sa catégorie à part. Hors de la salle, de nombreuses embrassades, certains exprimant « le plaisir de se retrouver ensemble alors qu’on passe le reste de l’année dans notre bulle », et un accueil chaleureux des « noobs », les néophytes, qui osent rarement pousser la porte des hackerspaces en dehors des festivals.

Un certain essoufflement

La bonne humeur générale, les expérimentations menées jusqu’à des heures avancées de la nuit, la présence « des anciens pour soutenir » tranche quelque peu avec « un certain essoufflement » qui peut gagner plusieurs hackers et bénévoles du festival. Pour les activistes Fo0 et Grégoire Pouget, le militantisme « a changé de forme ».

Dans une conférence trivialement titrée « L’hacktivisme est-il mort ? » — un titre qu’ils n’auront de cesse de nuancer —, les deux fondateurs de l’association Nothing2Hide constatent que « les actions et initiatives sont désormais moins spontanées, que les cryptoparty ou les Cafés Vie Privés sont moins nombreux, que beaucoup de militants et d’organisations se sont désormais institutionnalisés ». Pour appuyer ses propos, ils passent en revue de nombreux exemples d’actions aux alentours de 2010 : des WikiLeaks Mirrors (des copies de sites menacés permettant de les garder accessibles) aux victoires de l’association pionnière La Quadrature du Net en matière de lutte contre le traité international ACTA.

Ils déplorent également le greenwashing de certaines entreprises, à commencer par les GAFAM. « Quand Facebook crée un fonds pour le civisme en ligne ou que Google souhaite ouvrir un centre mondial pour la vie privée alors qu’ils font partie du problème, c’est comme si Total finançait Greenpeace », lance Fo0, sardonique. Son collègue Grégoire Pouget note également « que de nombreuses organisations ont aussi désormais accepté de l’argent de ces mêmes entreprises ».

Alexandre a fondé Ludigeek, un atelier mensuel bénévole à Toulouse pour initier les enfants et les débutants aux rudiments de l’informatique, à l’impression 3D ou encore de la sécurité des données. / Pauline Croquet / Le Monde

Un sentiment d’essoufflement que partage à la sortie de la conférence Emmanuelle Helly, militante en faveur des logiciels libres et de la vie privée à Framasoft et écologiste chez Alternatiba.

« C’est compliqué, il y a certainement de nombreux autres facteurs. Les gens sont là depuis longtemps, certains comme moi se sont aussi peut-être ouverts à d’autres combats militants. Il y a eu également une certaine polarisation dans notre branche. Certains ont fini très précarisés, d’autres ont pu profiter de l’effet d’aubaine de la “start up nation” de Macron. »

« Il ne faut pas oublier que le climat général est plombé en France », soulève Alexandre Korber, membre du/tmp/lab, un hackerspace né à Choisy-le-Roi (Val-de-Marne), il y a plus de dix ans. Depuis 2013, le militant œuvre au sein d’Usinette, un projet né dans/tmp/lab pour monter un dôme géodésique dans la vallée d’Humbligny (Cher), qui servira notamment d’hackerspace rural et d’espace artistique, technologique et politique.

Chaque bénévole prend sur ses congés pour participer au chantier, situé pour certains à des centaines de kilomètres du domicile. « C’est un projet difficile car il faut se coordonner parfois à distance, tenir compte des aspects financiers, du collectif, des moyens de chacun », reconnaît celui qui espère trouver encore 8 000 euros et pouvoir l’inaugurer à l’automne.

Revenir au politique

Un assombrissement qui s’estompe vite sitôt qu’un autre festivalier passe avec une invention bidouillée, qu’un visiteur amateur ou un des nombreux enfants s’attable avec curiosité à l’un des différents ateliers. Pour graver un disque en direct sur du plexiglas, faire de la musique avec des joysticks de jeux vidéo, s’initier à la programmation ou aux rudiments du lockpicking, le crochetage de serrure. Un fourmillement d’idées et d’inventions qui ravit les participants.

Et c’est peut-être auprès de ces débutants que les hackers parviennent à retrouver du souffle. « Il y a encore plein de gens à aider, notamment dans les milieux militants plus classiques, affirme Emmanuelle Helly. Il reste encore beaucoup d’éducation populaire à faire au-delà des questions de vie privée et de données : notamment en matière de capitalisme de la surveillance, d’économie de l’attention ou encore en matière de précarité des travailleurs. »

Pour d’autres, il s’agit aussi de redonner du sens à l’exercice des métiers du numérique et de remettre au centre des discussions des enjeux politiques. « Dans les hackerspaces on n’est pas tous d’accord à ce sujet, mais pour moi l’aspect politique de ce que l’on y fait est une évidence, souligne Alexandre Korber. En Espagne et en Allemagne, ils sont plus politisés. Je me demande d’ailleurs si on peut parler de mouvement hacktiviste en France. Par exemple les premiers membres du/tmp/lab étaient plutôt des entrepreneurs, pas des activistes. »

Un atelier d’écriture de lettres permet aux festivaliers d’envoyer des courriers aux hackers ou lanceurs d’alertes incarcérés, comme Chelsea Manning. / Pauline Croquet / Le Monde

Une fibre militante que porte de facto la dizaine d’occupants réguliers du Double Dragon II — le nom donné aux conteneurs qui servent de locaux au Tetalab — en trouvant refuge depuis 2009 dans un lieu engagé comme le Mix’art Myrys. Et qui se mesure dans un autre temps fort créé en 2018 par les hackers toulousains : un cycle d’universités populaires.