Mémorial de Potocari où reposent des victimes du massacre de Srebrenica, en Bosnie-Herzégovine. / Dado Ruvic / REUTERS

Vingt-cinq ans, c’est en général l’âge de la maturité et de l’autonomie. L’âge où, passé les années d’apprentissage et les erreurs de jeunesse, on trouve sa place dans ce monde. Le moins qu’on puisse dire est que la justice pénale internationale n’a, vingt-cinq ans après sa création par l’ONU, ni atteint sa maturité ni trouvé son autonomie. Elle reste à l’état d’esquisse dans un monde où les puissants veillent jalousement à leur liberté de faire la guerre, de perpétrer des crimes, puis de brandir le drapeau de l’impunité.

Rien qu’au cours des premiers mois de 2019, les échecs se sont accumulés pour la Cour pénale internationale (CPI) : acquittement de l’ex-président ivoirien Laurent Gbagbo, dont la défense a taillé en pièces un dossier d’accusation d’une fragilité abyssale ; annonce par Khartoum que le président déchu Omar Al-Bachir, premier chef d’Etat accusé par la CPI il y a une décennie, ne sera pas envoyé à La Haye, et que « révolution » ne rime pas forcément avec justice ; décision des juges de la CPI eux-mêmes, après de fortes pressions diplomatiques américaines, de ne pas autoriser, dans « l’intérêt de la justice », la procureure à enquêter sur les crimes de guerre en Afghanistan.

L’un des pires accords de paix

Avec le retour partout sur la planète d’une application de plus en plus stricte du concept de souveraineté, avec l’émergence de nouveaux nationalismes aux dépens des relations multilatérales, et avec la multiplication de régimes « autoritaires » – pour ne plus dire « totalitaires », puisque beaucoup sont l’émanation d’une élection plus ou moins libre –, la justice internationale a des jours sombres devant elle.

La justice internationale telle qu’on la connaît aujourd’hui, une justice fondée par l’ONU et non plus par les vainqueurs, comme aux procès de Nuremberg et de Tokyo, est intimement liée aux conflits yougoslaves, puis au génocide au Rwanda. Elle est née avec la création du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) de La Haye en 1993, puis du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) d’Arusha en 1994. C’est cette justice qui a mené à la création d’une Cour pénale internationale (CPI), à vocation permanente et universelle, en 2002.

A l’époque, le bain de sang est colossal dans les Balkans. La loi du plus fort s’impose, comme toujours à la guerre. Dans ce contexte, la création du TPIY s’accompagne sur le terrain d’un immense éclat de rire – du côté des criminels de guerre – et d’un ricanement amer et désespéré – du côté des victimes. Lorsque Paris et Washington décident finalement que le conflit a assez duré, la guerre de Bosnie s’achève par cent mille morts, des centaines de milliers de blessés, des millions de réfugiés. Les belligérants signent l’accord de paix de Dayton, l’un des pires accords de toute l’histoire des accords de paix, contraire à toutes les valeurs européennes et internationales, mais qui a le mérite de faire cesser les combats. Et là, il y a une surprise : au lieu de la traditionnelle amnistie, l’accord confirme l’existence de l’embryonnaire TPIY et d’un horizon de justice.

Entre la création du TPIY et Dayton, il y a eu le génocide au Rwanda. Avant que la nouvelle justice internationale n’étende largement, en vingt-cinq ans de procès, la définition juridique de ce qu’est un « crime de génocide », attribuant par exemple ce qualificatif aux tueries de Srebrenica et l’évoquant dans ses enquêtes sur le Darfour ou la Birmanie, le Rwanda est le premier génocide, au sens où Raphael Lemkin l’a inventé durant la seconde guerre mondiale et où le monde l’entendait à la découverte d’Auschwitz : l’extermination planifiée et se voulant totale d’une communauté, en l’occurrence celle des Tutsi rwandais.

L’espoir terni du XXIe siècle

Ces années-là, l’ONU monte en puissance malgré ses échecs à Sarajevo et à Kigali, et des chefs d’Etat tels que Bill Clinton et Jacques Chirac peuvent décréter que désormais, justice sera faite. Cela ne veut pas dire que la justice va amener la paix sur terre, mais au moins qu’on puisse espérer voir les criminels de guerre finir leurs jours dans une cellule à La Haye.

Dans les années 1990, l’ONU monte en puissance malgré ses échecs à Sarajevo et à Kigali, et des chefs d’Etat tels que Bill Clinton et Jacques Chirac peuvent décréter que désormais, justice sera faite.

De fait, en 1999, on assiste au Kosovo au premier conflit où un véritable impact d’une justice internationale est ressenti. D’une part, les Kosovars albanais survivants sortent des forêts en demandant aux premiers reporters arrivés : « Etes-vous des enquêteurs de La Haye ? » Les victimes ont donc intégré l’existence d’une justice internationale. D’autre part, les tueurs serbes ont tenté de masquer leurs crimes. Dans les villes et villages, il est partout question de charniers secondaires loin de la scène de crime, de tentatives de maquiller un charnier en cimetière ordinaire, et même de transport de cadavres hors du Kosovo. Les tueurs ont eux aussi intégré l’existence d’une justice internationale.

Le XXIe siècle s’ouvre donc sur une promesse : après que les très imparfaits TPIY et TPIR ont condamné 150 criminels de guerre ex-yougoslaves et rwandais, et que l’ONU a créé ici et là d’autres tribunaux spéciaux (Cambodge, Sierra Leone, Liban…), la CPI va prendre le relais pour tous les conflits de la planète.

C’est l’inverse qui se produit. Les guerres de l’après-11 septembre et les conflits liés aux révolutions arabes remettent le curseur où il était auparavant : la loi du plus fort l’emporte toujours, et les millions de morts d’Afghanistan, d’Irak, de toutes les terres de djihad – de l’océan Atlantique à la Corne de l’Afrique et du Proche-Orient à l’Asie centrale –, de Libye et de Syrie, en témoignent. L’impunité est totale pour les criminels de guerre, sauf à être à leur tour tués par leurs ennemis. Et rien n’indique à ce jour que la création de cette justice internationale ait, d’une quelconque manière, contribué à une promesse de paix.

Cet article est extrait d’un dossier réalisé dans le cadre d’un partenariat avec la Région Normandie.