Le tribunal de Lisieux a annulé, mardi 4 juin, les poursuites visant trois « gilets jaunes » interpellés non loin du péage de Dozulé, dans le Calvados, le 8 décembre 2018. Ce samedi-là, alors que l’acte IV du mouvement de contestation doit commencer à 14 heures à Paris, le compteur des interpellations s’affole, dès l’aube, pour atteindre en fin de journée près de deux mille arrestations dans toute la France.

Contrairement aux manifestants interpellés sur les lieux du rassemblement parisien, et généralement poursuivis pour des faits de rébellion ou de violence contre les forces de l’ordre, Sébastien, Eddy et Pascal ont été arrêtés au petit matin, avant même le début de la manifestation, et à plus de 200 km de celle-ci.

Venus de Bretagne, les trois hommes ont été contrôlés inopinément par des gendarmes alors qu’ils s’apprêtaient à manifester pour la première fois à Paris. Dans le coffre du conducteur, un menuisier de 38 ans, les forces de l’ordre découvrent notamment une caisse à outils et une scie à bois appartenant à l’un, un pare-pierres et un casque de paintball détenus par l’autre, ou encore un casque de chantier et un gilet jaune concernant le troisième. « Je voulais rentrer chez moi vivant », expliquera plus tard l’un d’eux à son avocat, Me Raphaël Kempf.

L’article 222-14-2 du code pénal a été utilisé de façon systématique pour motiver les poursuites contre les « gilets jaunes »

Ils sont alors placés en garde à vue, avant de recevoir une convocation devant la justice pour « groupement en vue de la préparation de violences ou de dégradations ». L’article 222-14-2 du code pénal, qui permet de sanctionner des actes considérés comme préparatoires à la commission d’une infraction sans qu’il n’y ait eu un début d’exécution de cette infraction, a été utilisé de façon systématique par les juridictions du pays pour motiver les poursuites contre les « gilets jaunes ».

Défaut de motivation des réquisitions

Maître Raphaël Kempf, qui dénonce « un détournement du droit pénal pour faire du maintien de l’ordre », souligne également le rôle de l’article 78-2-2 du code de procédure pénale : dans le sillage des premières manifestations des « gilets jaunes », les procureurs de toute la France ont pris des réquisitions laissant les coudées franches aux forces de l’ordre pour multiplier les contrôles le 8 décembre 2018, dès 6 heures. Ainsi, de nombreuses fouilles de véhicules et de bagages ont pu être effectuées, de façon massive, dans les gares et les stations de métro parisiennes, ou même, parfois, à des kilomètres de là, aux abords des péages des régions voisines de l’Ile-de-France.

« Des pouvoirs exorbitants ont été donnés aux forces de l’ordre, sans égard pour les exigences constitutionnelles », selon Me Kempf

En s’appuyant sur une décision du Conseil constitutionnel, les trois avocats des prévenus ont plaidé, au début de l’audience, la nullité des poursuites visant leurs clients. Selon une décision prise par le Conseil constitutionnel en 2017, il faut, pour que ces réquisitions prises par les procureurs soient conformes au droit, que les lieux et les périodes visés par les réquisitions aient un lien avec les infractions recherchées. « En résumé, il aurait fallu que des infractions aient déjà été commises sur ce péage, à la même heure », résume Me Kempf, qui précise que d’autres procédures vont être contestées pour des motifs similaires.

Suivant l’avis des avocats, les juges du tribunal de Lisieux ont annulé les réquisitions prises par le procureur pour la journée du 8 décembre 2018, évoquant un « défaut de motivation ». Selon Me Kempf, une telle « annulation des poursuites, motivée par une violation des réquisitions, est une première ». Pour l’avocat, cette décision de justice vient confirmer que, « dans le cadre de la répression policière et judiciaire des “gilets jaunes”, des pouvoirs exorbitants ont été donnés aux forces de l’ordre, sans égard pour les exigences constitutionnelles ».

Selon les derniers chiffres communiqués par le ministère de la justice, à la fin de mars, quelque deux mille personnes ont été condamnées depuis le 17 novembre 2018, date du premier rassemblement des « gilets jaunes ». A l’instar de nombreux avocats, plusieurs instances autonomes, comme l’ONU ou encore le Défenseurs des droits, ont souligné un « affaiblissement » des droits et libertés fondamentales dans la gestion de ce mouvement de contestation sociale.

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