Les anciens travailleurs du port, au chômage, se sont réunis en syndicat. / Youenn Gourlay

Mohamed est un peu perdu. Six mois qu’il n’a pas mis les pieds au port d’Abidjan, en Côte d’Ivoire, et il ne retrouve plus la route. Une fois sur place, l’ancien transitaire reconnaît à peine les petits commerces au bout des docks et le parking de l’embarcadère, désespérément vide. Quel contraste avec ce même lieu un an auparavant, quand des centaines de véhicules de tous âges attendaient un acheteur !

Le 1er juillet 2018 est entré en vigueur un décret signé le 6 décembre 2017 par le président Alassane Ouattara. Le texte limite les importations de vieux véhicules, jugés trop polluants. Pas de voiture de tourisme de plus de 5 ans, pas d’utilitaire léger de plus de 7 ans, pas de poids lourd de plus de 10 ans. La mesure vise à réduire le nombre d’accidents et les émissions de gaz à effet de serre. Jusque-là, 75 % des « France au revoir », le surnom des véhicules d’occasion importés, avaient entre 16 et 20 ans, faisant du parc automobile ivoirien le plus vieux d’Afrique de l’Ouest ; des voitures le plus souvent recalées au contrôle technique en Europe et qui venaient polluer le territoire ivoirien.

Du jour au lendemain, au port, le nombre de voitures d’occasion importées d’Europe et d’Amérique du Nord (plus de 50 000 par an) a chuté et des milliers de travailleurs se sont retrouvés sur le carreau. Comme Mohamed, qui gagnait plus de 500 000 francs CFA par mois (plus de 760 euros), soit huit fois le salaire minimum ivoirien, et vivait confortablement. Aujourd’hui, il se débrouille en revendant des mocassins au marché. Comme lui, des milliers de travailleurs ont perdu leur emploi ou considérablement diminué leur activité.

« Ni reconversion, ni indemnisation »

Un collectif d’anciens travailleurs du port vient d’ailleurs de se réunir en syndicat. A l’entrée du parking vide, sur des vieux sièges de voiture, un petit groupe discute des modalités pour « rassembler et mieux défendre leurs intérêts auprès des autorités », afin de faire évoluer le décret. « Ici, c’était bondé de voitures, explique Henri Konan, le président du syndicat. On immatriculait entre 200 et 400 véhicules par jour, aujourd’hui c’est une dizaine tout au plus. On n’a plus de travail. On nous avait dit qu’on serait accompagnés, mais rien n’a été fait : ni reconversion, ni indemnisation. » En février, le ministère des transports s’est engagé à rouvrir les conditions d’importation des véhicules d’occasion, mais le décret n’a pas bougé et aucune mesure concernant les travailleurs n’a été évoquée.

Selon eux, le décret aurait dû cibler les voitures en circulation, et pas les seules importations. « Aujourd’hui, vous avez de très vieilles voitures qui ont parfois plus de 500 000 km au compteur, rejettent des gaz noirs très polluants et ne sont pas contrôlées. On aimerait que ces véhicules soient pénalisés, pas les nôtres », dit Narcisse N’Guessan, chargé de communication du syndicat. Car derrière, c’est toute une économie qui bascule. « On s’est battus au début des années 1990 pour ouvrir ce marché, avant on nous appelait les “clandestins”. En 1993, la libéralisation a généré des emplois en cascades », rappelle Henri Konan, la soixantaine. Le syndicat estime que plus de 15 000 personnes pâtissent du décret : importateurs, dockers, « mais aussi mécaniciens, tôliers ou peintres », énumère son président.

Amadou Thierno est imprimeur dans la rue du port. Il ne travaille presque plus mais dit venir « par habitude ». / Youenn Gourlay

Abdoulaye Traoré a bien senti la différence. Alors qu’il réparait une vingtaine de voitures par mois, ce mécanicien abidjanais a perdu les trois quarts de son chiffre d’affaires. Certains de ses confrères ont dû tout arrêter. Et ce n’est pas tout. Les petits commerçants du port aussi ont subi de plein fouet la mesure. Amadou Thierno, imprimeur d’assurances, gagnait 1 million de francs CFA par mois. Aujourd’hui, il travaille à peine et ne vient plus que « par habitude ».

Les prix des voitures ont flambé

Pour les chômeurs, le pire reste la loi qui permet au personnel des ambassades et de la Banque africaine de développement (BAD) d’importer la voiture de leur choix, quel que soit son âge. « Il y a une cassure, une injustice de traitement entre celui qui est au sommet de la chaîne et l’Ivoirien lambda qui lutte. Nous sommes en colère contre Alassane Ouattara », s’emporte le travailleur syndiqué Sylvestre Kouakou.

Le syndicat, qui cherche un responsable, pointe la Conférence de Paris sur les changements climatiques (COP 21), en 2015. Le chef de l’Etat aurait voulu empocher la prime reversée aux pays en développement pour l’application de certaines mesures. D’autres voient plutôt « une mesure d’affichage politique au niveau international, comme lorsque Ouattara avait interdit les sachets en plastique », observe un fin observateur de la vie locale : « Mais dans les faits, ces mesures ne sont jamais accompagnées. »

Autre conséquence : les rares voitures importées aujourd’hui sont quasiment neuves et les prix ont flambé. Entre 10 et 15 millions de francs CFA (de 15 000 à 23 000 euros), soit cinq fois plus qu’avant. « Le président n’a pas pris en compte le volet social. Le développement doit être beaucoup plus humain », juge Sylvestre Kouakou. Selon les membres du syndicat, cette réforme pousse encore plus de gens à prendre la route de l’exil. « Beaucoup sont déjà partis, il n’y a pas de perspectives ici. Moi aussi, je suis en train de réfléchir à partir en Europe », confesse Henri Konan, dépité.