Comme l’indique le poster à l’entrée du Daudet, l’authentique bistrot des « Coupés du monde » dans le 14e arrondissement de Paris : « c’est l’heure du foote ». / CHARLOTTE HERZOG/« LE MONDE »

Rondelles de saucisson, coupettes, pintes de blondes, pichets de rosé. Compte rendu de Roland-Garros au comptoir reluisant en cuivre rose. Le règlement intérieur : « Pas de sous, pas de glouglou ». Il est 19 h 40. Et comme l’indique le poster à l’entrée du Daudet, l’authentique bistrot des « Coupés du monde » dans le 14e arrondissement de Paris : « c’est l’heure du foot».

Le patron : « Tu restes ce soir ?

- Oui, je vais regarder, ça m’amuse. » Lui, a les cheveux blancs et chatoyants jusque dans la nuque. Il porte une large veste en velours côtelé rose, des mocassins bleu marine aux lacets rouges. L’allure fière. « Je vais regarder oui. Les Kylian et les Neymar, ils me cassent les bonbons. Ils pleurent, ils plongent, ça va quoi. J’adore le foot, faut pas croire. Mais les femmes au handbaul (sic), c’est quelqu’chose. »

Le match d’ouverture de la grande compétition féminine de football a lieu ce soir, au Parc des Princes.

Il concède : « Bon là, je vais regarder deux trois matchs, on verra bien. Mais il y a les Américaines qui les attendent. Ah, c’est quequ’chose les Américaines. »

20 heures Sur l’écran, en attendant, BFM tourne, en boucle. Un monsieur entre : « Ah bah c’est bien ce soir y’a personne, on a de la place ! » Personne et plein de place, chic, la Coupe du monde pour moi toute seule.

20 h 22.

- Y’a quoi ce soir ?
- Le match !
- Quel match ?

20 h 23. Il est encore tôt, après tout. En terrasse, un homme fume.

« Oui oui, je vais jeter un œil. Si, si, je savais, bah j’ai entendu toutes les conneries de Finkielkraut qui en loupe pas une. Mais y’a pas longtemps j’ai regardé un match de foot de femmes, j’sais plus, mais c’était pas la France. Moi j’aime bien le rugby féminin. Quand elles sont encore jeunes, elles ont des trucs que les hommes n’ont pas.
- Techniquement ?
- Oui, oui, techniquement, dans l’évitement, elles esquivent mieux. Alors que les hommes bon, ils passent pas, ils foncent dans le tas. »

20 h 30. Comptoir. Écran noir. Le son, sans l’image. Une blague : « c’est un podcast en fait le match de ce soir ! » Un rire.

20 h 34. L’image est revenue. Un regret : « On a raté le tirage de l’EuroMillions ». Une annonce : « Allez je paye ma tournée, je suis expert comptable, je suis riche ! Pourvu que ça dure ».

20 h 40. Les chorégraphies commencent à l’écran, et ici, un couple arrive avec une petite fille. Ils retrouvent l’expert-comptable, le monsieur en velour côtelé rose, et la dame qui a debriefé Roland-Garros.

- Mais donc, raconte-moi, faut que je me tienne au courant. Elles sont mignonnes ?
- Oh oui elles sont pas vilaines.
- J’y connais rien dis donc.
- Moi je suis plus sensible à la GRS ou au patinage artistique ou au beach-volley.

20 h 45. La danse continue. Les retrouvailles aussi. La mise en contexte aussi.

- Oh la la les Italiennes elles sont costaud (sic) ! Ah non c’est des Néo-Zélandaises ou quoi ? Une coupe pour Bea et une grenadine pour la petite, merci !
- C’est face à la Corée du Nord ou du Sud ?
- Faut te tenir au courant ma chérie !
- Oui mais bon y’a déjà le Brexit, la loi Pacte..

20 h 48. Mathieu et Lorenzo ont fini leurs pintes en terrasse, ils payent. « Si, si, on va le regarder, mais à la maison. » Mathieu, 35 ans, va d’ailleurs suivre « tous les matchs » :

« C’est hyper important, c’est du sport, c’est unisex. Et puis les femmes qui jouent au foot, c’est mortel. Franchement, nous, on s’entraîne à Didot pas loin, et quand on les voit jouer, on se dit qu’un jour contre elles, on se fera plier ! Et puis, à la salle de sport, quand on voit les femmes suer… en vrai, c’est excitant une femme qui sue. »

21 h 11. But d’Eugénie Le Sommer. Le monsieur en velour côtelé rose est sur son portable, la petite fille se fait porter un plateau.

21 h 16. Jung tombe sur le terrain. Je me rapproche du monsieur en velour côtelé rose. Philippe.

« L’engouement est moins important, mais il est là. Ça va venir crescendo. Si elles gagnent, ça va monter. TF1, ils sont pas idiots. Si c’était pas gros, ils auraient pas mis le paquet. »

Philippe, le monsieur à la veste en velours côtelé rose, avec qui on a regardé le match au Daudet, Paris XIV.

21 h 28. « On va fumer ? » Il sort deux blondes légères de son paquet : « allez, pas de chichis ».

21 h 37. Deuxième but. On l’a loupé. Philippe n’est pas inquiet : « il y en aura un autre ». L’autre but a été marqué. 3-0 : on l’a encore loupé.

21 h 52. C’est la mi-temps. Fabrice rejoint Philippe. Christine, prof de maths, reprend une petite coupe. C’est « la Brigitte Macron du Daudet » : « Allez les filles ! Allez les filles ! »

- Philippe, tu tournes le dos à l’écran.
- Ce n’est pas grave, 3-0, c’est plié, c’est bon. Elles ont gagné, la Coupe va commencer. Ça va monter en crescendo, je l’avais dit.

La petite fille revient, avec du maquillage tricolore sur les joues : « qui a marqué le troisième but ? C’est qui ? C’est qui ? »

- On sait pas, on papotait. Il va y en avoir un quatrième, t’inquiète pas, on va pas le rater celui-là.

Chantal, la patronne, distribue des éventails bleu blanc rouge, du maquillage, des bandeaux, des perruques. Philippe paye sa tournée : « trinquette ! trinquette ! ».

Il y a comme un petit air chauvin, un petit air de joie qui prend ses droits. Christine adore son bandeau, elle aime « cette allure Charleston » qu’il lui donne. Elle esquisse quelques pas de danse : « Oh qu’est-ce que j’aurais aimé être jeune dans les années folles ! » Philippe, lui, ne danse pas : « Les années quoi ? »

- Folles !
- Ah oui, 1920. Soyons précis.

Chantal, « extraordinaire » patronne du Daudet, a sorti les perruques tricolores au 3e but de la France contre la Corée du Sud, lors du match d’ouverture de la Coupe du monde féminine de football. / CHARLOTTE HERZOG/« LE MONDE »

22 h 38. Le patron : « eh ! y’a du vent au Stade de France ! Elles ont les cheveux qui volent ! »

22 h 44. Amandine Henry marque un but : 4-0 pour la France. Philippe le savait, il sourit et sort fumer. La petite fille, drapeaux sur les joues, étoiles dans les yeux, regarde les dernières minutes de jeu. C’est l’heure du calva pour ceux qui terminent leur repas.

« Elles ont maîtrisé le match à tout point de vue. C’est un beau début de Coupe du monde. Y’a de la joie, y’a beaucoup de joie », dit la télé avant de s’éteindre. Christine est d’accord : « wouh wouh wouh ». Philippe me regarde : « prochain match, ce sera plein. À craquer ».

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