Le président russe, Vladimir Poutine, au Forum économique international de Saint-Pétersbourg, le 7 juin. / YURI KOCHETKOV / AFP

Au sein de la délégation des patrons français présents au « Davos russe », en cette fin de semaine à Saint-Pétersbourg, un dirigeant du CAC 40 ne dissimule pas une certaine inquiétude : « En Russie, les investisseurs occidentaux ne luttent pas toujours à armes égales avec les acteurs nationaux », confie-t-il au Monde.

Lorsque, l’an passé, un concurrent a ciblé son entreprise, utilisant un procureur local pour porter au pénal un litige commercial, il a dû monter très haut sur l’échelle politique afin que le Kremlin intervienne et résolve le problème. Aujourd’hui, les soudaines poursuites engagées à Moscou contre Baring Vostok constituent, de même, « un sujet d’Etat », prévient-il.

Jetant un froid sur le climat des affaires en Russie, l’action judiciaire pour fraude menée contre le fonds d’investissements privés le plus ancien et le plus réputé du pays – avec l’arrestation, le 14 février, de son fondateur américain Michael Calvey, de son directeur financier français Philippe Delpal et de quatre employés non occidentaux – a alimenté les discussions de couloir. D’autant que, pour la première fois, le chef du Kremlin, Vladimir Poutine, s’est publiquement exprimé sur ce dossier.

« Tant qu’il n’y a pas de condamnation judiciaire, tout le monde est considéré comme innocent », a déclaré le président, interrogé en séance plénière, vendredi 7 juin. Il a insisté sur la nécessité de s’en remettre au « système judiciaire », qu’il juge « transparent », tout en prévenant qu’avec le procureur général, il suivra ces poursuites de près.

Différence de traitement

Pour l’heure, Michael Calvey a été libéré et placé chez lui en résidence surveillée. Philippe Delpal, quant à lui, est maintenu en détention préventive dans des conditions strictes. Cette différence de traitement intrigue, les autorités étant soupçonnées de chercher à diviser Baring Vostok pour l’affaiblir et créer des tensions entre le patron américain et le Français. De manière laconique, Vladimir Poutine a expliqué que « M. Calvey [possédait] un logement en Russie, les autres non ».

De nombreuses personnalités libérales russes ont profité de la tribune offerte par le Forum de Saint-Pétersbourg pour dénoncer haut et fort le recours au pénal dans des différends commerciaux, un scénario fréquent dans la Russie des affaires, faute de justice indépendante. Cependant, aucun Occidental n’avait jusque-là été arrêté dans le cadre de tels règlements de comptes.

« Cette affaire est un nuage qui plane sur le forum et sur le climat des affaires. Mais Vladimir Poutine ne peut pas directement intervenir », a affirmé au Monde l’un des proches conseillers du chef de l’Etat. « L’explication ne tient pas debout dans le système vertical du régime Poutine. Dans ce cas, peut-être ne veut-il pas désavouer forces de l’ordre et justice ? », s’agace un homme d’affaires français. « On en ressort avec l’impression qu’il ne veut pas s’en mêler et trancher. Ce qui arrive à Calvey et Delpal peut arriver à chacun d’entre nous dans ce pays… »

Publiquement, aucun homme d’affaires français n’a pris la défense de Philippe Delpal. Alors que la France figure, avec l’Allemagne, parmi les premiers investisseurs (en stock) en Russie, plusieurs patrons ont fait le déplacement à Saint-Pétersbourg, notamment Patrick Pouyanné (Total), Bertrand Camus (Suez), Jean-Pierre Clamadieu (Engie), Frédéric Oudéa (Société Générale), Olivier Charmeil (Sanofi).

« L’importance du climat de sécurité juridique »

Quelques accords, tous d’ampleur limitée, ont été signés. « Malgré les tensions géopolitiques, la dynamique d’affaires se maintient. La Russie offre un énorme potentiel d’investissement. L’affaire Baring Vostok ne nous fait pas peur », assure Frédéric Daniel Sanchez, président de Fives et du Medef international.

Au panel France-Russie du Forum, seule l’ambassadrice Sylvie Bermann a mentionné le dossier Delpal, exprimant « incompréhension et inquiétude », et rappelant « l’importance du climat de sécurité juridique ». Lors d’une séance interdite à la presse (mais pas au journal de la Chambre de commerce franco-russe), l’ex-président Nicolas Sarkozy a rappelé que « tout Français, quel qu’il soit, ne [pouvait] être en prison à l’étranger et, s’il [devait] être jugé, cela [devait] être à la maison, en France ».

A Saint-Pétersbourg, il a rencontré Vladimir Poutine, s’est entretenu avec l’oligarque Gennady Timchenko et a déjeuné avec le premier ministre Dmitri Medvedev (avant son voyage à Paris, prévu fin juin). Rappelant « l’affaire Florence Cassez » – cette Française emprisonnée plus de sept ans au Mexique pour des enlèvements qu’elle a toujours niés –, il a insisté sur la nécessité d’agir de manière discrète pour obtenir une libération.

« C’est au gouvernement de porter cette affaire. Pas à nous, chefs d’entreprise », s’est pour sa part défendu le PDG de Total, Patrick Pouyanné, un habitué du « Davos russe ». Le 18 avril, toutefois, il avait rappelé à Vladimir Poutine, à la faveur d’une rencontre de patrons français au Kremlin, que « pour investir, il [fallait] être en confiance ». « Il a écouté. Il ne connaissait alors pas le nom de Philippe Delpal », affirme M. Pouyanné. Depuis, le chef du Kremlin le connaît.