En marquant le seul but de la rencontre face au Costa Rica lors de la Gold Cup féminine en octobre 2018, Khadija Shaw a, comme souvent, mené les siennes à la victoire jusqu’à la qualification historique en Coupe du monde. / Soobum Im / USA TODAY Sports

Au milieu de ses partenaires, impossible de rater Khadija Shaw en cette matinée de juin sur le terrain d’entraînement de l’Olympique lyonnais, où les Jamaïcaines s’exercent au tennis-ballon. Certes sa carrure (1,80 m) et sa technique balle au pied retiennent l’attention. Mais c’est surtout l’apparente décontraction et le sourire communicatif de l’attaquante de 22 ans, à quelques jours du premier match de Coupe du monde de football de l’histoire de sa sélection, qui surprennent.

Peut-être avait-elle l’esprit tranquille car elle savait déjà qu’elle était sur le point de signer son premier contrat professionnel avec les Girondins de Bordeaux quand nous l’avons rencontrée à Décines-Charpieu (Rhône). L’annonce officielle est tombée quelques jours plus tard, vendredi 7 juin, deux jours avant le premier match de poule des Jamaïcaines contre le Brésil, dimanche, à Grenoble.

Le succès et l’attitude de l’attaquante sont si séduisants qu’on a du mal à croire que cette grande gaillarde a dû faire face à l’adversité et à des drames personnels pour se hisser au haut niveau.

Une enfance dans un quartier pauvre de Spanish Town

Après cinq ans passés en Angleterre, elle grandit dans un quartier pauvre et violent de l’ancienne capitale jamaïcaine, Spanish Town, entourée de 7 frères et 5 sœurs. « Tout le monde connaît la Jamaïque pour l’athlétisme, » raconte la joueuse, assise sur le bord du terrain, après son entraînement. Bien que peu habituée à côtoyer des journalistes, elle parle avec assurance en anglais. « Mais de là où je viens, dans les rues on joue au foot, il n’y a pas de stade d’athlétisme, » poursuit-elle.

« Quand j’étais petite je ne savais pas grand-chose sur la Coupe du monde, c’était les Jeux olympiques dont on parlait », confie la joueuse surnommée « Bunny » par son frère à cause de son amour pour les carottes. Le sobriquet est resté, si bien qu’aujourd’hui certains ignorent son vrai prénom.

C’est lui qui lui a appris à jongler. Car malgré le refus de leur mère, qui juge le football trop dangereux pour les filles, la jeune Khadija aime jouer avec les garçons dans le quartier. A la télévision, elle admire les Espagnols Andres Iniesta et Xavi Hernandez.

Au lycée, « Bunny » laisse sa marque et est vite repérée par la fédération jamaïcaine. La « petite » a du talent. A 14 ans, la jeune prodige est non seulement sélectionnée dans l’équipe des moins de 15 ans, mais aussi celle des moins de 17 et des moins de 20 ans. Le tout la même année.

« Dans chaque catégorie d’âge où j’allais, j’étais toujours la plus grande », se rappelle la joueuse. Sa carrière semble toute tracée mais prend une tournure inattendue en 2015. Shaw a 18 ans, vise la sélection nationale, un contrat dans la ligue locale, mais la fédération en décide autrement.

Celle-ci suspend le programme féminin après des mauvais résultats, la Jamaïque ayant manqué de se qualifier pour la Coupe du monde 2015 et le tournoi olympique aux Jeux de Rio 2016. Le championnat féminin de l’île disparaît dans la foulée la même année.

L’exil aux Etats-Unis

Mais le sélectionneur fraîchement nommé, Hue Menzies, a une stratégie. Il envoie ses joueuses à l’étranger pour se former. « Je leur ai dit : ’il n’y a plus rien pour vous ici’ », se remémore-t-il.

« Bunny » part aux Etats-Unis où les universités offrent des bourses aux sportifs de haut niveau. C’est un tournant. « Les terrains sont de bien meilleure qualité là-bas, je n’avais jamais couru aussi vite auparavant », se rappelle la joueuse.

Après deux ans en Floride, elle part pour l’université du Tennessee en 2017 où elle s’impose peu à peu dans le championnat universitaire américain très exigeant et compétitif. C’est là que son coach américain décide de la faire passer de milieu défensif à attaquante, une révélation.

Bunny Shaw ● Goals & Highlights ●
Durée : 08:12

« Au début, personne n’y a cru, maintenant on ne veut plus que je quitte ce poste », plaisante Shaw. Elle est aujourd’hui la meilleure buteuse de sa sélection avec 31 réalisations en 23 matchs.

Surmonter la mort de ses quatre frères

Mais pendant qu’elle apprend aux Etats-Unis, sa vie personnelle est marquée par plusieurs drames familiaux en Jamaïque. Elle perd trois de ses frères, tués par balle sur fond de règlements de compte entre gangs, et un quatrième dans un accident de voiture. Par la suite, deux de ces neveux meurent aussi, dont un électrocuté en allant chercher son ballon de football dans la rue.

« Je dirais que ça m’a rendu plus forte », déclarait-elle au Guardian en décembre 2018 quand elle a reçu le prix du journal britannique qui récompense chaque année un joueur ayant surmonté des épreuves dans sa carrière. Aujourd’hui, Shaw ne veut plus en parler. L’évocation de ses frères lui fait monter les larmes aux yeux. Elle préfère se concentrer sur la Coupe du monde.

« Khadija est quelqu’un qui a fait face à l’adversité, qui est dévouée, et qui a fait des sacrifices pour accomplir beaucoup de choses, il faut la saluer pour tout ça », assure le sélectionneur de la Jamaïque, Hue Menzies. Fraîchement diplômée de l’université, elle fait partie des joueuses les plus expérimentées de son équipe. Son parcours lors des éliminatoires du Mondial lui a valu un nouveau surnom dans les médias de son pays : « la redoutable finisseuse ».

En marquant 19 buts en 11 matchs, elle a guidé les siennes vers une qualification historique en Coupe du monde. Une première pour le nation des Caraïbes dont l’équipe a été dissoute par sa fédération deux fois en dix ans, et qui s’est financée par des collectes de fonds, notamment aidée par la fille de Bob Marley, Cedella.

« Je n’ai que 22 ans, je peux encore m’améliorer », insiste l’attaquante dont le prochain objectif, au-delà du Mondial, sera de s’imposer dans le championnat français, qu’elle considère comme le plus compétitif au monde. La Jamaïcaine a signé deux ans à Bordeaux.

En attendant, « Bunny » se prépare à sauter un nouvel obstacle. La Jamaïque a hérité d’un groupe difficile avec l’Australie, 6e au classement FIFA, le Brésil, 10e, et l’Italie, en pleine progression. Une qualification en huitièmes de finale relèverait de l’exploit pour la 53e nation mondiale. Un défi de taille, à l’image de Shaw.