C’est une nouvelle version de David contre Goliath. Des petits indépendants contre les gros éditeurs. Des artisans un peu fauchés mais à la vision intacte, face aux industriels fabriquant des jeux comme on fabrique des voitures.

Dimanche 9 juin, Goliath annonçait être désormais le meilleur ami de David, alors que Microsoft dévoilait que son écurie de développeurs comptait désormais un quinzième studio : celui de Tim Schafer, Double Fine Productions.

Tim Schafer lors de la conférence Microsoft de l’E3 2019, le 9 juin. / Casey Rodgers / Casey Rodgers/Invision/AP

La scène se déroulait à l’E3 2019, le salon du jeu vidéo de Los Angeles, lors de la conférence annuelle de Microsoft. Mais le début de ce conte moderne a commencé en 1989.

Repéré par George Lucas

C’est cette année-là que Tim Schafer, 22 ans, se fait recruter par LucasArts, la division « jeux vidéo » de l’empire du réalisateur George Lucas, le père de Star Wars. Le studio doit alors développer des jeux racontant les histoires de Luke Skywalker et d’Indiana Jones, mais aussi des aventures originales et délirantes, parmi lesquelles celle de jeunes étudiants américains s’aventurant dans le manoir d’un savant fou : Maniac Mansion, développé par Ron Gilbert.

Tim Schafer fait ses premières armes auprès de Ron Gilbert, puis supervise pour LucasArts plusieurs de ces jeux d’aventure alors très populaires, dont la suite de Maniac Mansion (Day of the Tentacle), le jeu de bikers Full Throttle, le drôlement morbide Grim Fandango, et surtout, la série qui est son bébé : Monkey Island.

The Secret of Monkey Island gameplay (PC Game, 1990)
Durée : 11:06

Mais l’âge d’or de ces jeux d’aventure, mélange d’énigmes absurdes et de dialogues ciselés, touche avec les années 1990 à sa fin. Après Grim Fandango, LucasArts se détourne de ce genre dont il fut un des principaux artisans, et Tim Schafer quitte le navire. Il fonde alors son propre studio, en 2000, Double Fine Productions. Qu’il existe encore dix-neuf ans après est quasiment une anomalie, tant les modes de production et de distribution d’alors rendent difficile la vie des créateurs indépendants, et ont évolué entre-temps.

L’un des premiers Kickstarter

Double Fine a pourtant tenu bon, en proposant des jeux qui ressemblent à son créateur, mélange d’univers enfantins (Costume Quest, Stacking) d’humour (The Cave, dirigé par son comparse Ron Gilbert) et de rock’n’roll (Brütal Legend, avec l’acteur/rockeur Jack Black dans le rôle principal et la participation des chanteurs de Motörhead ou de Black Sabbath).

Mais c’est le tout premier jeu de Double Fine qui lui a valu son principal succès critique : Psychonauts, sorti en 2005 sur Xbox, Playstation 2 et PC. Un jeu de plate-forme et d’action bien de son époque, mâtiné d’éléments de jeux d’aventure chers à Schafer. Son projet le plus ambitieux, dont la fin appelle une suite qui peinera à venir.

Psychonauts Trailer
Durée : 02:12

Pas facile en effet de financer des projets aussi ambitieux : dans les années 2000, Double Fine a dû réduire la voilure, multiplie les projets de commande (pour Sony et Microsoft, déjà). Jusqu’à ce jour de 2012 où Schafer réalise un coup de poker génial. C’est lui la première « star » de l’industrie qui s’empare d’un outil de financement alors tout neuf : Kickstarter.

Le principe : Tim Schafer promet de développer un jeu « à l’ancienne » si ses fans le financent à hauteur de 400 000 dollars. Double Fine récoltera huit fois cette somme pour développer Broken Age, ouvrant la voie à de nombreuses vieilles gloires du jeu vidéo, voyant là le moyen de récolter auprès de leurs fans les financements et la liberté que les éditeurs leur refusent désormais. Un procédé qui convainc tellement Schafer qu’il participe en 2015 au lancement de Fig, une alternative à Kickstarter spécialement consacrée aux donateurs souhaitant investir dans des projets indépendants.

Un rachat après plusieurs déceptions

Ce faisant, Double Fine est resté fidèle à une certaine idée du jeu vidéo : l’incarnation du développeur de San Francisco en chemise à carreaux, mi-branché mi-fauché. Une entreprise qui joue la carte de la transparence en racontant son quotidien dans une série de documentaires vidéo, et organise régulièrement des « game jams » durant lesquels les employés sont invités à consacrer quelques jours au développement de projets personnels totalement farfelus.

Entre-temps, Broken Age, joli jeu à l’ancienne mais aux énigmes tirées par les cheveux, a déçu. Double Fine a fait financer d’autres projets par ses fans, comme Massive Chalice, pas toujours plus convaincants. Et le développement de l’emblématique Psychonauts 2, lui, n’arrête plus de patiner. Comme s’il manquait à Double Fine Productions, fier représentant du jeu vidéo indépendant « rock », voire punk, un cap – ou en tout cas un financement.

Avec Microsoft derrière lui, le studio n’aura plus à s’en soucier. Reste à espérer, pour lui, qu’il n’y perde pas son âme.