A l’occasion des « Orsu Talks »  de l’Association de la fondation étudiante pour la ville (AFEV), qui se tiennent mercredi 12 juin dans l’amphithéâtre du Monde sur le thème « Soft skills, clés de la réussite étudiante ? », le sociologue Gérald Bronner, professeur à l’université Paris-Diderot et membre de l’Académie des technologies et de l’Académie nationale de médecine, évoque l’une des soft skills les plus utiles à ses yeux : l’esprit critique.

Ses travaux portent notamment sur la sociologie des croyances collectives. Il est l’auteur de Déchéance de rationalité (Grasset 2019) et de La Dé­mocratie des crédules (PUF, 2013).

Les théoriciens des ressources humaines définissent l’esprit critique comme faisant partie des « soft skills », ces compétences humaines qui sont aujourd’hui autant valorisées que les diplômes ou les expériences professionnelles. Qu’en pensez-vous ?

Gérald Bronner : Il ne faut pas sous-estimer les effets de mode de la pensée managériale, dont les softs skills me paraissent en être l’une des expressions. Mais sur le fond, il est vrai que les entreprises qui veulent faire preuve de rationalité doivent encourager la pensée critique. Une organisation qui ne permet pas la contestation, par exemple en raison d’une exacerbation des relations hiérarchiques, empêche le recueil d’informations, et va à sa perte. C’est dans la culture de l’erreur que les entreprises sont les plus performantes. D’une façon générale, toutes les institutions ont intérêt à encourager le développement de la pensée méthodique, il n’y a pas de raisons que les entreprises fassent exception à cette règle d’intérêt général.

Comment définir l’esprit critique ? Et d’où vient cette notion ?

L’esprit critique est une façon de négocier intellectuellement avec le monde. Exercer son esprit critique, c’est apprendre d’abord à se méfier de ses intuitions. Notre raisonnement peut s’égarer de bien des façons. Nous n’accédons pas toujours à l’information adéquate pour bien juger en raison de la position que nous occupons dans l’espace social, des groupes que nous fréquentons, que ce soit dans la vraie vie ou sur Internet. Cette information, nous ne l’évaluons jamais tout à fait de façon neutre, car nos cadres culturels l’organisent à notre insu.

Et enfin, notre pensée est encore limitée de façon cognitive, c’est-à-dire que notre cerveau peut se tromper souvent lorsqu’il manipule des probabilités, des situations à risques, lorsqu’il tente de comparer les coûts et les bénéfices. Développer son esprit critique, c’est avant tout se méfier de ces trois biais de notre raisonnement.

Le mode de pensée critique est aussi ancien que la philosophie grecque. Socrate s’employait déjà à dénoncer les sophismes, ces raccourcis de la raison qui ne résistent pas à un examen critique. Tout au long de l’histoire des philosophes se sont emparés de cette ambition et ont posé les bases de la pensée méthodique : Francis Bacon, René Descartes, David Hume, Emmanuel Kant. D’une certaine façon, la Révolution française qui revendique son inspiration des Lumières, place au cœur de son projet cette légitimité rationnelle.

L’enseignement de la pensée critique est au cœur des ambitions du système éducatif français, comment expliquer dès lors que les fake news ou théories complotistes rencontrent un tel succès auprès des plus jeunes ?

De mon point de vue, l’esprit critique n’a jamais été enseigné à l’école en tant que tel. Beaucoup de disciplines enseignent des fragments, en physique, en histoire, en philosophie, en économie, en sciences de la vie et de la terre : chaque cours participe en partie à mettre à distance nos intuitions, mais cela n’est jamais systématisé. Les enfants n’apprennent pas à comprendre leur compréhension, à connaître leur connaissance. Ils ne sont pas invités à se poser la question : comment savoir que ce qui est vrai est vrai ?

La théorie de Darwin est à cet égard un très bon exemple : pourquoi nous résiste-t-elle autant ? Pourquoi est-elle contre-intuitive ? La plupart d’entre nous avons l’impression que « la nature est bien faite » ou que la « fonction crée l’organe », ces intuitions sont finalistes, presque d’ordre religieux. Alors que la théorie de Darwin, écrite au XIXe siècle, insiste sur la masse insondable des échecs de la nature que l’on ne voit pas. Ce que l’on voit, au contraire, ce sont ses succès dans une temporalité d’observation beaucoup trop brève. C’est pour cela qu’elle doit être enseignée fermement à l’école. Le temps long de l’éducation nationale est un moment social idéal pour aider les élèves à développer leur « système immunitaire intellectuel ».

A l’université, cet enseignement est-il plus poussé ?

C’est encore plus complexe, car la fragmentation entre les disciplines est plus importante. Il serait intéressant de proposer un grand cours d’esprit critique, dans un tronc commun entre toutes les disciplines. Je le fais avec mes étudiants de sociologie en leur enseignant le fonctionnement du cerveau socialisé, et les limites qui pèsent sur notre rationalité. Je décrypte avec eux le fonctionnement de la régulation du marché de l’information, les phénomènes de chambres d’écho médiatiques, les effets de polarisation, les bulles algorithmiques...

Comment Internet et les réseaux sociaux mettent-ils à l’épreuve l’esprit critique ?

Internet n’est pas un espace homogène et neutre, c’est un espace qui résulte de la rencontre entre le sillon que l’on a tracé soi-même et le fonctionnement ancestral de notre cerveau. Sur ce marché par ailleurs largement dérégulé, des groupes souvent minoritaires mais motivés réussissent à faire valoir leur point de vue au-delà de ce qu’ils représentent.

Pour n’en prendre qu’un exemple lorsque certains médias organisent des « sondages » sur Internet basés sur le volontariat des participants et sans échantillonnage, ils aboutissent souvent des résultats aberrants, qui ne sont que le reflet de la motivation de certains groupes minoritaires à rendre visible leur point de vue.

Ainsi, en France, de tels « sondages » électoraux donnent régulièrement François Asselineau en tête des prévisions quand celui-ci ne dépasse pars les 1% dans les élections réelles. Cette motivation de certains acteurs, et ceux qui sont porteurs de croyances sont souvent plus motivés que la moyenne de nos concitoyens, se traduit à terme par une visibilité de leur point de vue qui sera éventuellement confondue avec de la représentativité.

De là, certains indécis finissent par être frappés par les épidémies de crédulités qui touchent le Web, les anti-vaccins, les conspirationnistes ont réussi de cette façon à faire se diffuser des formes d’argumentation qui auparavant étaient confinées dans des espaces de radicalité.

L’accès aux « Orsu Talks » de l’AFEV est libre sur inscription. La conférence « Soft skills, clés de la réussite étudiante ? » se tient mercredi 12 juin de 9 heures à 16 h 30 dans l’amphithéâtre du Monde (80, boulevard Blanqui, Paris 13e), en partenariat avec Le Monde Campus.