A Khartoum, le 5 juin 2019. / STRINGER / REUTERS

Editorial du « Monde ». Au Soudan, un mouvement citoyen aux idées généreuses et universelles, mais aussi encadré par un réseau de responsables porteurs d’un projet politique concret et d’un plan de sauvetage du pays, est parvenu à obtenir le renversement du président Omar Al-Bachir, début avril, après des mois de mobilisation populaire.

La force de la « révolution » – encore inachevée – de Khartoum tient dans la nature des aspirations d’un peuple, assoiffé de changement, mais assez sage pour tirer les leçons des expériences comparables récentes, depuis les « printemps » de 2011 et leurs échecs, et assez patient pour accepter de compter ses morts sans prendre les armes.

Cette détermination, comme sa dimension universelle, constitue une menace bien identifiée pour toutes les autocraties, dont on sait qu’elles se sentent actuellement pousser des ailes à l’échelle planétaire. Le mouvement citoyen au Soudan s’est imposé comme un modèle d’autant plus troublant pour les régimes brutaux de tous horizons qu’il est arrivé, dans un premier temps, à ses fins, avec le départ d’un dictateur au pouvoir depuis trente ans.

Une promesse non tenue

Pour y parvenir, tout en demeurant fidèles à l’absolue nécessité de s’abstenir de toute violence, les responsables de la contestation ont passé un pacte avec les généraux proches du pouvoir. A ces derniers, il incombait la tâche de renverser Al-Bachir. Puis, ensemble, ils devraient organiser la sortie progressive de l’ancien régime, mélange d’islamisme, de militarisme et d’affairisme.

En cours de route, les généraux du Conseil militaire de transition (CMT) en ont décidé autrement. Avec l’appui de leurs « parrains » – l’Egypte, les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite –, ils ont estimé que les promesses n’engageaient que ceux qui ont la faiblesse d’y croire.

Forts de ces appuis, ils ont donc lancé, le 3 juin, une campagne de violence à Khartoum dont l’objet est de liquider le mouvement démocratique et de récupérer le pouvoir, avec la bénédiction de ces capitales amies qui, entre l’Afrique et la péninsule Arabique, jouent un jeu dangereux, ayant mené, du Yémen à la Libye, à une extension des conflits. Le Soudan se trouve pile au milieu de cet axe de feu. L’abandonner aux mains de pyromanes au moment où il pourrait se reconstruire est irresponsable.

Les trois « parrains » du CMT se trouvent compter aussi parmi les alliés de la France dans la région. Ils font également partie des plus gros clients des ventes d’armes françaises. Les déclarations en faveur d’un transfert du pouvoir aux civils, à Paris, n’ont eu jusqu’ici aucun effet visible. Pourtant, la trahison des généraux de Khartoum, qui mène tout droit le pays vers la guerre civile, est aussi celle des principes et des idéaux défendus par la France.

Un conflit au Soudan serait une catastrophe humaine incalculable, un désastre d’ampleur régionale et une occasion inespérée pour les éléments épars de l’organisation Etat islamique (EI), qui ont fait de ce pays l’un de leurs points de chute depuis l’effondrement du « califat ».

A-t-on conscience, à Paris, que la compromission avec les Etats autoritaires de la région revient à condamner la seule option viable pour combattre l’EI : faire émerger des pouvoirs civils équilibrés et prometteurs ? A l’aune des protestations sans substance qui sont, à ce jour, l’unique réponse française à la situation au Soudan, cela n’est pas démontré. Il est encore temps de faire preuve de davantage de détermination et de choisir sans ambiguïté le camp des démocrates à Khartoum.