« La vie de croisière n’est nulle autre qu’une variation sur le thème des vacances. De la station balnéaire à celle de la montagne, chacun de ces milieux propose une expérience de consommation dans un environnement festif. » / Philippe Turpin / Photononstop

Tribune. Il aura fallu la collision entre un paquebot, le MSC Opera, et un quai, à San Basilio-Zatterre (Venise), le 2 juin, pour attirer l’attention du monde et (re) lancer le débat sur la gestion des géants de la mer. Au même moment, un rapport Transport & Environment, groupement européen travaillant sur les politiques en matière de transport durable, faisait une annonce monstre : Carnival – l’un des croisiéristes les plus importants – aurait émis, à lui seul en 2017, des quantités de pollution atmosphérique 10 millions de fois supérieures à celles produites par les 260 millions de voitures du parc automobile européen.

Du coup, le tourisme de croisière devint une menace à l’intégrité des écosystèmes et des cultures. L’ennui dans ce type d’histoire, c’est que le navire n’est que la pointe d’un iceberg : celui de nos choix, à titre de citoyens – mais aussi de touristes. Comment en sommes-nous arrivés là ? L’arrivée de l’aviation intercontinentale à partir de 1957, puis l’explosion du tout inclus rendue possible par les économies d’échelle que procure le voyage « de masse », ont amené une large part des sociétés développées à s’approprier le voyage comme forme d’accomplissement personnel.

Je voyage, donc je suis ! L’avènement récent des transporteurs à rabais n’a fait qu’amplifier notre revendication au droit de voyager. Il en résulte un « surtourisme » qui n’a de nouveau que le nom mais qui traduit l’incapacité d’un nombre grandissant de destinations (Barcelone, Venise, le Machu Picchu, pour ne citer que celles-là !.) à gérer leur flux de visiteurs. Et pourquoi ? Parce que notre système économique actuel ne parle que de création de richesse. Dans ce contexte, la croisière a le dos bien large, et peut-être à tort.

La croisière océanique transporte 26 millions de vacanciers

En soit, la vie de croisière n’est nulle autre qu’une variation sur le thème des vacances. De la station balnéaire à celle de la montagne, chacun de ces milieux propose une expérience de consommation dans un environnement festif. La croisière se distingue à un élément près : elle repose sur une infrastructure fermée et mobile ! Véritable destination infrastructure, elle reproduit, en miniature, les meilleurs éléments de la vie sociale urbaine : des lieux de détente (spa), pour l’activité physique, la gastronomie et le spectacle et des suites où se retrancher pour la suite. Et le problème direz-vous ?

L’industrie de la croisière océanique regroupe plus de 300 navires (de 3 000 passagers, en moyenne) qui transportent plus de 26 millions de vacanciers à travers le monde. Par sa force économique, elle permet à une poignée de voyagistes de dicter leurs volontés aux destinations portuaires qui les accueillent, souvent au prix de la congestion du moment lorsque des centaines de visiteurs débarquent en même temps dans un même lieu. Mais les visiteurs y laissent des sommes plus ou moins considérables. On passe l’éponge ! Qu’en est-il de l’environnement ?

En 2016, Carnival a payé 40 millions de dollars en pénalité après avoir été reconnu coupable du déversement de ses déchets d’hydrocarbures dans la mer. Le voyagiste se retrouvait à nouveau en eaux troubles (!) la semaine dernière, forcée d’admettre qu’il avait autorisé sciemment le déversement d’eaux grises en zones interdites aux Bahamas et en Alaska, y compris des déchets de plastique et alimentaires, hautement nuisibles aux écosystèmes marins. Lorsqu’une compagnie comme Carnival ne se sent pas obligée de respecter les lois, c’est que la réglementation est trop peu musclée ou que son application par les tribunaux, est trop permissive, ou les deux. Et puis, une hirondelle ne fait pas le printemps. Il y a aussi de bons acteurs.

Le drame c’est la croissance illimitée du tourisme

Le drame n’est donc pas qu’un grand navire de croisière ait perdu le contrôle en Italie. Le drame est la croissance illimitée du tourisme, observable dans tous les milieux, du balnéaire (tout inclus) au tourisme urbain (sites culturels, patrimoniaux, religieux, etc.), en passant par le tourisme sportif et d’aventure (pensez Everest), et même au prétendu « éco » tourisme qui laisse les milieux naturels plus souillés que jamais (pensez Galápagos ou Grande barrière de corail).

D’une part, les problèmes du tourisme sont très bien documentés par les universitaires et rapportés par les médias. D’autre part, la législation et le public tardent à intervenir pour demander des changements pour l’environnement et des conditions de travail équitables – le personnel de bord étant souvent originaire de pays émergents. Pourquoi cette hésitation ? La peur de nuire à la création de la richesse ? Qu’en est-il des impacts si décriés sur les environnements naturels et les sociétés ? Il y a cependant de l’espoir.

En 2011, l’Etat islandais a refusé un vaste projet de développement écotouristique, à l’initiative d’intérêts chinois, parce qu’il ne croyait pas ses prétendues valeurs écologiques. On peut donc apprendre à dire non, à contrôler son appétit de profit et d’enrichissement. L’aviation travaille depuis longtemps à produire des appareils plus efficaces, moins énergivores. Les carburants alternatifs à l’essai laissent entrevoir des perspectives intéressantes.

Nous sommes tous et toutes le touriste de quelqu’un

L’industrie de la croisière travaille aussi en ce sens. Son handicap principal est le coût et le temps de remplacement de la flotte de navires actuels, dépassés sur le plan environnemental. Ces percées technologiques ne seront cependant bénéfiques pour l’environnement que dans la mesure où le citoyen contribuera aussi en changeant ses comportements, c’est-à-dire voyager mieux et moins souvent.

Ce printemps, les critiques n’ont aucun mal à condamner le tourisme, et souvent avec raison. Mais à cette époque de l’année où chacun commence à se mettre en mode « vacances », rappelons-nous que là où nous choisissons d’aller, nous contribuerons à la perturbation d’un milieu. On peut y remédier en choisissant des voyagistes certifiés sur le plan environnemental et qui prônent le traitement équitable de leurs employés. On peut aussi aider en cessant de sortir des sentiers battus, dans les milieux naturels terrestres, et en cessant de se transformer en chasseurs de poissons et coquillages exotiques. La flore et les espèces animales, terrestres et marines, tout comme les communautés humaines qui nous reçoivent, ont aussi droit à préserver l’intégrité de leurs espaces de vie. À nous d’y contribuer. Après tout, nous sommes tous et toutes le touriste de quelqu’un.

Alain Adrien Grenier, sociologue, est professeur en tourisme au département d’études urbaines et touristiques de l’Ecole des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal (ESG UQAM). Ses travaux portent notamment sur le tourisme de croisière et le développement durable.