Sur les réseaux sociaux, la prédiction avait fini par tourner à la farce. Selon des rumeurs insistantes, Shigeru Miyamoto, le très symbolique visage public de Nintendo, allait monter sur la scène de la conférence de Microsoft pour officialiser un pacte inattendu entre les deux firmes. D’apparition du père de Mario, il n’y a finalement pas eu.

Mais la proximité entre les deux compagnies s’est confirmée, mardi 11 juin, avec l’officialisation de l’arrivée dans le jeu de combat muséographique de Nintendo, Super Smash Bros. Ultimate, d’un ancien personnage de la marque aujourd’hui propriété de Microsoft, l’ourson Banjo et son oiseau Kazooie.

Une annonce symbolique, qui rappelle en son temps celle de Mario & Sonic aux Jeux olympiques, qui avait alors acté de la fin définitive de la concurrence entre Nintendo et son ancien rival SEGA.

Banjo Kazooie in Smash Bros Ultimate DLC Reveal Trailer Nintendo Direct E3 2019
Durée : 01:33

Un « deal facile »

Microsoft et Nintendo marcheraient-ils désormais main dans la main ? Pour beaucoup, il s’agit de la dernière illustration en date d’un rapprochement dans les tuyaux depuis plusieurs mois déjà. Le site français Jeuxvidéo.com s’en faisait l’écho dès février dans une enquête dont la plupart des informations ont été confirmées par la suite – à l’exception notoire de l’arrivée du service d’abonnement Xbox sur la console japonaise.

Le géant de Redmond n’est pas arrivé de nulle part. Il était déjà présent sur consoles Nintendo par l’intermédiaire de Minecraft, phénomène du jeu vidéo qu’il a racheté en 2014. « A l’évidence, nous sommes l’un des plus grands éditeurs-tiers sur Switch, donc nous avons de très bonnes relations avec leur équipe chargée des partenaires. Vous voyez l’ambition qu’ils ont eue avec Smash, de réunir tous les personnages historiques et plus encore. Donc cela fait juste partie des relations de partenariat que nous avons avec eux », précise à Kotaku le président de Xbox, Phil Spencer, évoquant un « deal facile »

Il n’y a même pas eu besoin de que les patrons respectifs des deux entités se parlent, insiste-t-il, grâce à la confiance déjà établie. Quelques années plus tôt, Mario et Luigi étaient apparus dans une version Wii U de Minecraft, autre exemple d’échanges de personnages entre les deux entreprises.

Les personnages de Nintendo sont apparus dans un jeu de Microsoft. / Microsoft

Deux décennies de petits arrangements

A l’heure où le microcosme du jeu vidéo bruisse d’alliances spectaculaires, on l’oublierait volontiers, mais les relations entre Microsoft et Nintendo ont toujours existé. « La raison n’est pas très intéressante, minore Phil Spencer, c’est parce que nous possédons [le studio britannique] Rare, et qu’avec l’histoire qui les lie à Nintendo, depuis des années il y a fréquemment des discussions à propos de ce qu’ils peuvent faire ou non. »

« Banjo & Kazooie » était autrefois une exclusivité Nintendo. / Nintendo

Rareware fut l’un des studios de création phare du constructeur japonais dans les années 1990. Il a notamment pris en charge plusieurs classiques de la Super Nintendo et de la Nintendo 64, comme Donkey Kong Country, GoldenEye, Perfect Dark et donc, Banjo & Kazooie. Mais à la suite de divergences créatives grandissantes, Nintendo s’en est séparé en 2002. Microsoft s’est alors porté acquéreur des 49 % de parts de capital de la firme japonaise.

Depuis, souligne Phil Spencer, les discussions ont continué, Nintendo ayant une importante activité de mise en valeur de ses jeux passés. C’est Microsoft qui a donné son aval à la publication de certains titres de Rareware sur la Game Boy Advance, console portable avec laquelle la Xbox n’a jamais été en concurrence frontale, puis à l’apparition de Donkey Kong Country sur certains services de rétrogaming de la Switch, alors que les droits du jeu sont partagés entre Nintendo et Rare.

Microsoft fait du pied à Nintendo

Pourtant, la collaboration entre les deux firmes ne se réduit pas aux anciennes stars de la Super Nintendo et de la Nintendo 64. En 2019, le constructeur de la Xbox One a également laisser sortir plusieurs exclusivités Xbox One sur Switch, comme le jeu indé CupHead, le futur Minecraft Dungeons, et surtout New Super Lucky’s Tale, un pur label Microsoft jusqu’alors exclusif à la Xbox One.

New Super Lucky's Tale - Nintendo Switch Trailer - Nintendo E3 2019
Durée : 01:38

La question est aujourd’hui de savoir : les deux concurrents peuvent-ils aller plus loin ? La société américaine drague ouvertement l’ancien constructeur de jouets japonais, à l’image d’Hugues Ouvrard, directeur de Xbox France, qualifiant désormais Nintendo d’« amis ». Dans un rare moment bisounours, le compte officiel de la marque a même partagé sur les réseaux sociaux l’heure et la date, de la conférence du constructeur japonais.

Du côté de la firme au plombier moustachu, pourtant, on garde ses distances. Interrogée par Le Monde, Anne-Marie Baufine-Ducrocq, directrice marketing de Nintendo France, s’est évertuée à botter en touche. « Ce n’est pas mon rôle de commenter la stratégie des concurrents », écarte-t-elle en des termes bien moins engageants.

Des contextes d’entreprise différents…

Faut-il y voir un signe de divergences ? Pour Microsoft, cette volonté de rapprochement avec le référent historique du secteur du jeu vidéo s’inscrit dans une stratégie plus générale, assumée, de mise à bas des frontières traditionnelles entre plates-formes. « Xbox n’est plus une marque de console », résume Hugues Ouvrard. Forte de son avance en matière d’informatique en streaming et de son service en abonnement Xbox Game Pass, la firme se rêve en marque globale, façon Netflix du jeu vidéo.

La philosophie de Nintendo est différente. Comme le rappelle Anne-Marie Baufine-Ducrocq, « chez Nintendo, on ne parle que du contenu, jamais de technologie », et le constructeur de la Switch est dans une logique d’élargissement de son catalogue pour promouvoir sa console. « Nous voulons les meilleurs jeux des meilleurs éditeurs, et nous voulons de la variété dans tous les types de genres parce que cela nous permet de parler à tous les types de joueurs qui existent », explique le nouveau président de Nintendo of America, Doug Bowser, à Mashable. Dans cette politique, le constructeur de la Xbox est un éditeur-tiers parmi d’autres.

Du reste, Nintendo a changé de manière de communiquer. Si, fidèle à une tradition née dans les années 1990, Microsoft continue d’utiliser le Salon annuel du jeu vidéo comme tremplin pour ses plans à long terme, Nintendo en a fait un temps de prise de parole plus court-termiste. « Nous ne voyons pas nécessairement l’E3 comme un événement qui doit marquer le début de quelque chose. On y partage surtout avec les consommateurs le contenu qui va arriver dans l’année », précise Doug Bowser. A l’exception de la suite de Breath of the Wild, tous les jeux présentés sortiront en effet dans les neuf mois. Avec 34 millions de ventes en seulement deux ans et demi, la firme japonaise n’a pas d’autre but, à court terme, que d’entretenir sa belle dynamique.

… mais des intérêts convergents

A moyen et long termes pourtant, les deux firmes auraient intérêt à effectivement s’allier. « Les intérêts sont multiples et parfois réciproques, explique Thomas Grellier, directeur du MBA marketing jeux vidéo à l’Ecole de management des industries créatives (EMIC). Microsoft s’ouvrirait le marché d’environ 40 millions de Switch, de surcroît sur une cible plus jeune que sa cible habituelle. Nintendo récupérerait des blockbusters, des contenus de qualité. Or les contenus sont la clé de tous les business du divertissement. »

En outre, Microsoft profiterait de la cote d’amour sans pareille de Nintendo, et les deux entreprises se renforceraient mutuellement face aux géants que sont Google, Amazon et Tencent. D’autant, souligne Thomas Grellier, que « les géants américains et chinois d’Internet ont apparemment décidé que le jeu vidéo serait le terrain d’affrontement des cinq ans à venir ».