Martin Fayulu, candidat à la présidentielle congolaise du 30 décembre 2018, deux jours avant le scrutin à Kinshasa. / Baz Ratner/REUTERS

En face du luxueux hôtel Pullman où se retrouvent politiciens et hommes d’affaires nantis, il y a une grande villa couchée bordant une piscine proprette. Pas vraiment l’allure d’un quartier général de dangereux séditieux. Mais, à Kinshasa, tout le monde sait que c’est dans ce petit hôtel, Faden House, que la désillusion démocratique provoquée par les résultats à l’élection présidentielle du 30 décembre 2018 se ressasse. Le maître des lieux, Martin Fayulu, 62 ans, se présente toujours comme le « président élu », en mission pour le « peuple qui a décidé et qui doit être honoré ».

Cet ancien cadre de la compagnie pétrolière américaine ExxonMobil avait drainé des foules durant la campagne, malgré quelques entraves à ses déplacements, et incarné l’espoir pour le changement démocratique. Il s’estime lâché, trahi, sacrifié, comme un politicien peut-être trop pur, sans doute un peu naïf, qui feint de découvrir le cynisme de la realpolitik. Il feuillette souvent son dictionnaire pour relire la définition du mot « pragmatisme ». Et la Bible qu’il ne quitte jamais, se remémorant souvent ce verset de l’apôtre Pierre qu’il tient à réciter : « Selon que chacun de vous a reçu un don, employez-le au service les uns des autres, comme de bons dispensateurs des diverses grâces de Dieu. » Il referme le Livre et d’un ton quasi messianique précise : « Je ne suis pas déçu mais outré tant je trouve cette classe politique sale et inhumaine, sans moral ni éthique. » Il n’a pas pardonné.

« Ils ont assassiné l’Etat de droit »

Au centre missionnaire Philadelphie, une église évangélique prisée à Kinshasa qu’il fréquente, Martin Fayulu peut croiser d’autres fidèles, responsables de ses malheurs. Comme Corneille Nangaa, président de la Commission électorale (CENI), visé par des sanctions américaines pour avoir « sapé » le processus démocratique et pour corruption, et Félix Tshisekedi, l’ami et allié d’autrefois devenu son rival au sein de l’opposition au président Joseph Kabila. Le premier a proclamé la victoire contestée du second à l’élection présidentielle.

Qu’importe cette fuite de données électorales émanant de la CENI qui corroborait les résultats de la mission d’observation de l’Eglise catholique et donnait Martin Fayulu largement vainqueur. Officiellement, il est arrivé second et ne le supporte pas. Félix Tshisekedi, qui a scellé un accord secret de partage du pouvoir avec son prédécesseur, Joseph Kabila, est devenu le visage de la première alternance pacifique de la RDC post-coloniale, dans sa version négociée. « Ils ont assassiné l’Etat de droit », soupire-t-il.

Dans la salle de bain de son bureau, au premier étage de Faden House, Martin Fayulu a rempli sa baignoire de procès-verbaux de centaines de bureaux de vote. Il en tire un au hasard et lit : « Province du Sankuru, Bambole, Fayulu, 126 votes, Tshisekedi, 1 vote ». Puis un autre et un autre. De sa voix monocorde, il refait à sa manière le décompte, réécrit l’Histoire. Au lendemain de l’annonce des résultats, le président kényan, Uhuru Kenyatta, avait dépêché son envoyé spécial, Martin Kimani, pour le convaincre d’accepter les résultats. En vain. « Il avait une idée de créer un poste de vice-président, or ce n’est pas dans notre Constitution. Et puis, il œuvrait pour Félix Tshisekedi », raconte Fayulu.

Il admet du bout des lèvres qu’il a rejoint le « club des déchus », comme il dit. Il y côtoie le Gabonais Jean Ping qui se prétend encore, lui aussi, « président élu » face à Ali Bongo, près de trois ans après le scrutin d’août 2016. Au Congo-Brazzaville, de l’autre côté du fleuve qu’il traversait discrètement en décembre 2018 pour consulter le président Denis Sassou-Nguesso dont il est proche, le leader de l’opposition croupit en prison. Martin Fayulu savoure sa liberté mais se cherche une destinée.

Martin Fayulu et son épouse dans la cathédrale Notre-Dame de Kinshasa la veille du scrutin présientiel du 30 décembre 2019. / MARCO LONGARI/AFP

Il en veut à la terre entière et ne peut s’empêcher de fulminer contre ces diplomates si volubiles pour parler de démocratie et exiger des élections libres et transparentes. Martin Fayulu les a crus, n’a pas douté de leur sincérité, a pensé qu’ils étaient disposés à le défendre. Ils ont fini par « prendre note » des résultats, puis par « saluer un transfert de pouvoir pacifique ». Il en veut à la France, traite son chef de la diplomatie de « guignol », fulmine contre l’ambassadeur américain « devenu directeur marketing de Félix Tshisekedi », se dit dégoûté de l’Union africaine où les dirigeants ne daignent plus vraiment le recevoir.

Malgré tout, il continue de démarcher les chancelleries occidentales et africaines. Sa stratégie évolue peu à peu. Il ne se contente plus de réclamer l’improbable réorganisation des élections, de raviver la menace d’un soulèvement populaire, comme il l’a fait publiquement. Aux diplomates, il parle désormais aussi d’une autre « mission » : assainir le cadre électoral en proposant la création d’un « haut conseil national des réformes institutionnelles ». Et ce, en vue des prochaines élections, en 2023. Tiendra-t-il jusque-là en réussissant à endiguer le déclin de son influence sur le paysage politique, à commencer par son propre camp ?

« Soldat du peuple »

Martin Fayulu se trouve de plus en plus esseulé, marginalisé. Au sein de la coalition Lamuka, dont il était le visage, le symbole, lui, le « soldat du peuple », les tensions s’accumulent. Moïse Katumbi, de retour en RDC après trois ans d’exil, coordinateur de cette plateforme de l’opposition, prend ses distances avec cet allié jugé radical, privilégiant une posture d’« opposition républicaine ». De son fief de Lubumbashi, capitale de la province minière du Haut-Katanga, cet ancien proche de Joseph Kabila semble courtiser le président Tshisekedi qui, tout en ayant facilité son retour, continue de s’en méfier.

Selon un récent sondage réalisé par le Bureau d’études, de recherche et de consulting international (Berci) et le Groupe d’étude sur le Congo de la New York University, le riche homme d’affaires adepte des circuits financiers offshore, reconverti en politique, serait la personnalité la plus populaire du pays, damant le pion à Martin Fayulu sur qui il avait misé et investi lors de la campagne. « On sait que certains ne sont pas clairs dans Lamuka. Après les élections, il y en a pour qui le combat est devenu trop dur à mener, constate Martin Fayulu, amer. Katumbi sait exactement ce qu’il fait. Il n’a pas la même conviction ni les mêmes principes que moi. J’ai toujours été écœuré par ceux qui font de la politique pour l’argent. »

Une fois encore, la coalition d’opposants se fissure. Son petit parti ne compte d’élus qu’à Kinshasa. Martin Fayulu lui-même a renoncé à siéger à l’Assemblée nationale et l’élection de 23 députés de l’opposition vient d’être invalidée par la Cour constitutionnelle, au profit de membres de la coalition de Kabila. M. Fayulu privilégie désormais l’autre poids-lourd de la Lamuka, Jean-Pierre Bemba, ancien chef de guerre, ancien vice-président la RDC (2003-2006) et candidat malheureux à la présidentielle de 2006, dont le retour à Kinshasa est prévu le 23 juin. Martin Fayulu a indiqué qu’il l’attendra à l’aéroport. Ce rapprochement présage-t-il d’une scission entre l’ouest et l’est au sein de Lamuka ? En attendant, il dérape, se perd en déclarations farfelues ou mal formulées comme lorsqu’il assure sans ambages que « Jean-Pierre Bemba a passé dix ans en prison pour la libération du Congo ». Sauf qu’il a été acquitté en juin 2018 par la Cour pénale internationale de « crimes de guerre » et « crimes contre l’humanité » pour des faits commis par ses miliciens en Centrafrique.

Un peu déboussolé, Martin Fayulu se cherche, s’efforçant de rester sur le devant de la scène, de ne pas disparaître. D’autant qu’il ne dérange plus vraiment politiquement, même s’il continue d’incarner un combat pour la démocratie. Le président Félix Tshisekedi, son ancien allié et son « frère » dont il conteste l’élection, est, pour le moment, plutôt populaire. Il peine néanmoins à s’affirmer comme le réel chef de l’Etat et à contenir l’influence de son prédécesseur, Joseph Kabila, dont la coalition détient la majorité absolue au Parlement et dans les assemblées provinciales.

Osmose artificielle

Cette première semaine de juin, les tractations pour la constitution du gouvernement ont tourné court. Joseph Kabila et ses stratèges restent inflexibles, exigeant de choisir près de 80 % de sa composition. Félix Tshisekedi veut ramener ce ratio à 50 %, comme lui ont clairement conseillé ses homologues rwandais, Paul Kagame, et angolais, Joao Lourenço, à qui il s’en est ouvert. « Kagame et Lourenço lui ont dit qu’il fallait désormais s’affirmer comme le vrai président », confie une source proche de la présidence. Au risque de provoquer une crise politique au sommet de l’Etat. La session parlementaire censée investir ce nouveau gouvernement se termine le 15 juin. Le plus grand pays d’Afrique francophone reste pour l’instant paralysé par une présidence à deux têtes. Ces derniers mois, des heurts entre les partisans de Kabila et ceux de Tshisekedi ont éclaté, augurant la fin prématurée d’une osmose artificielle, d’un partage inique du pouvoir.

Martin Fayulu s’en réjouit autant qu’il le déplore. « Félix Tshisekedi a abandonné son programme et renforcé l’influence de Joseph Kabila qui va jouer son jeu d’élasticité du temps dans lequel il excelle, prédit-il. Moi, je ne dis plus que j’ai gagné mais qu’il faut changer le système et que Tshisekedi est une marionnette de Kabila. » Et d’égrener, une fois encore, les noms de ceux qui l’ont trahi. A la colère se mêle la tristesse. Martin Fayulu a été empêché de se recueillir sur le cercueil de son mentor, Etienne Tshisekedi, le légendaire opposant à Mobutu Sese Seko, à Laurent Désiré Kabila, à Joseph Kabila et père de l’actuel président.

Partisans de Martin Fayulu pendant la campagne électorale congolaise, en décembre 2018. / MARCO LONGARI/AFP

Sa dépouille a été rapatriée le 30 mai, plus de deux ans après sa mort à Bruxelles, à l’âge de 84 ans. Le « héros national » a eu droit à des funérailles de trois jours durant lesquels Martin Fayulu s’est démené pour se faire accepter. Les vivants l’ont déclaré « indésirable », selon lui, tenu à l’écart de ce moment historique. « Bien sûr que j’en souffre. Etienne Tshisekedi était un ami rencontré en 1990 lors de la Conférence nationale souveraine, un homme de conviction qui n’était pas dans la compromission. Comme moi », dit-il. A sa manière, il s’inscrit dans son sillage, en s’opposant à son fils, allié de circonstance de Joseph Kabila, le dernier adversaire combattu par « Ya Tshitshi ». Son téléphone portable se met à sonner et crache son hymne de campagne : « Martin Fayuuulu, notre préééésident ».