L’Italie nous envoie ces jours-ci un jeune et séduisant conteur dans la tradition voltairienne. Car c’est bien à un conte de Voltaire que fait d’abord penser Le Chevalier inexistant, d’Italo Calvino. Une histoire ironique et bouffonne, prestement enlevée, riche en péripéties multiples, et servant de support à l’auteur pour les condamnations ou les réflexions que la société contemporaine lui inspire. Le thème : une armure de chevalier sans chevalier et qui se comporte comme un chevalier du Moyen Age. Ce paladin « qui n’y est pas » parle, marche, se bat comme un parfait soldat. Mais si l’on soulève la visière de son heaume, on ne trouve que le vide. A ses côtés, d’autres curieux personnages : un pauvre hère qui ne se distingue pas du monde qui l’entoure, se croit canard quand il garde les canards, poisson quand il pêche, et soupe quand il mange ; un chevalier qui se prend pour le fils de la sainte confrérie du Graal tout entière ; une belle fille qui porte la cuirasse et vit en soudard ; un damoiseau, enfin, sans autre tare que sa bouillante et romanesque adolescence, le seul, avec la soldatesque, qui soit humain.

On ne fait pas un conte philosophique sans s’exposer à quelques déboires. L’auteur a eu quelques surprises dans l’interprétation qu’on a donnée de son livre.

Italo Calvino occupe une place bien en vue dans la littérature italienne. Il la doit à une œuvre originale qui est prisée (de 30 000 à 40 000 exemplaires pour chacun de ses livres) et à ses fonctions : il est directeur littéraire des éditions Einaudi. Imaginez un Jean Paulhan qui aurait à peine 40 ans et qui, pour laisser libre cours à sa fantaisie satirique, donnerait dans le genre fantastique. Car les deux autres livres d’Italo Calvino, Le Vicomte pourfendu et Le Baron perché, sont de la même veine. Elle est aussi rare en Italie qu’ici, et c’est des deux côtés des Alpes, ce qui lui donne son prix. Mais on ne fait pas un conte philosophique sans s’exposer à quelques déboires. Italo Calvino n’a pas assisté au lancement en France de son Chevalier inexistant. La critique s’en est donc saisie sans entendre l’auteur, qui a eu quelques surprises dans l’interprétation qu’on a donnée de son livre. Il vient d’arriver à Paris, pas fâché sans doute de s’expliquer sur le fond :

« On a compris le Chevalier inexistant comme une parodie des chansons de geste. Est-ce qu’on peut parodier autre chose que les modes de son temps ? C’était bon pour l’Arioste. Ah ! certes, je suis nourri de l’Arioste, qui sait si bien jouer avec ce qu’il admire : l’idéal chevaleresque. Mais de là à imiter son dessein !… Le mien est tout autre. J’ai voulu peindre un homme qui n’existait que par ses fonctions : un militaire, un fonctionnaire, qui que ce soit, assujetti a une tâche qui le mécanise. Il a avalé un règlement. Les drames humains ne le concernent plus. Il n’est que discipline, ordre, travail méthode… L’idée m’en est venue après l’achat de ma première voiture. Une fois dedans, je disparaissais comme à l’intérieur d’une armure. Qui dit armure dit Moyen Age. Comment vouliez-vous que les aventures de ce bonhomme robot se déroulent ailleurs qu’à la cour de Charlemagne ? De là aux coups d’estoc et de taille… »

« L’autre erreur commise m’a bien plus surpris encore. Parce que le héros, qui a un nom charmant : Agilulfe des Guildivernes et autres (), avait gagné son titre de chevalier dans la défense d’une vierge qui se révèle ne pas l’être autant qu’on l’avait cru, on a vu dans mon livre une attaque contre la virginité et l’importance qu’on lui accorde en Italie. Je n’ai jamais eu cela dans l’esprit. »

C’est qu’en rationalistes que nous sommes, nous avons pris les aventures trop au sérieux…

« Mais oui, l’histoire en elle-même ne signifie rien. C’est à travers mes personnages que je raille : le chevalier, nous l’avons vu ; mon pauvre hère – Protée –, c’est le primitif, le sauvage qui ne se sépare pas du monde extérieur, mais aussi l’art moderne qui ne distingue plus entre le sujet et l’objet ; à travers les chevaliers du Graal, tous ces mystiques décadents qui se réclament de l’hindouisme et du zen… »

Une petite pointe de progressisme dans la révolte des paysans contre ces chevaliers ?

« Oui. c’est le peuple qui se libère de l’oppression… Une fois les pions mis en place, avec leur signification, eh bien ! j’ai joué avec eux une partie d’échecs. J’aime l’aventure, l’imaginaire, la fantaisie, les pirouettes, Voltaire, certes, mais aussi Stevenson. »

Et nous aussi, nous nous laissons prendre à ce conte qu’il ne faut point forcer. Il a déjà bien assez d’intentions comme cela – voire un peu trop. La drôlerie de l’expression, de l’invention, le rythme du récit… et ce pauvre chevalier qu’on finit par aimer parce que l’auteur s’y retrouve lui-même, composent un divertissement réussi. Une bonne soirée d’intelligentes et facétieuses marionnettes.

Le Chevalier inexistant, d’Italo Calvino, Le Seuil (1959). Rééd. Gallimard (2018, traduction par Martin Rueff, 192 p., 16 €); Gallimard, « Folio » (2019, 224 p., 7,40 €).