Des footballeurs comme ça, on n’en fait plus. Une pinte de bière rousse quand il faisait soif, toujours une clope au bec à la mi-temps – des Woodbine sans filtre, réservées aux poumons les plus solides – et cet accent des rues sales de St Helens, dans le nord de l’Angleterre, qui affolait tant les dignitaires du sport anglais. George Best, l’enfant terrible du football britannique, n’était pas encore né que Lily Parr était déjà un phénomène.

Lily Parr était une femme. La Football Association (FA), la fédération anglaise, la priva d’une carrière et s’en excusa bien tard, en 2002, en l’intégrant à son Hall of Fame, une première. Elle était morte depuis vingt-quatre ans dans sa maison de Goosnargh, à 60 kilomètres de son lieu de naissance. Presque jusqu’au bout, pour rendre la vie plus facile, elle assurait des gardes à l’hôpital de Whittingham, où elle avait rencontré sa compagne, Mary.

A sa mort, on dit beaucoup qu’elle avait été une originale et une infirmière aimante, mais très peu qu’elle avait été la première star d’un sport qui n’avait existé officiellement, dans sa version féminine, qu’une poignée d’années, avant d’être banni par la FA en 1921. Le 2 juin, le musée du football de Manchester a inauguré une statue de Lily Parr, la 111e d’un footballeur dans le pays. Les cent dix autres sont des hommes.

Les témoins de l’époque ont disparu. Sa légende est le fait d’archivistes engagées, du nord du pays comme elle, qui sillonnèrent la région pour recueillir les souvenirs d’anciennes joueuses ou de leurs descendants. Toutes ne font pas le même récit, mais elles s’accordent au moins sur une chose : ballon au pied, Lily Parr avait une « frappe de mule ».

Dans l’équipe des célibataires

Elle voit le jour le 26 avril 1905 à St Helens, dans l’Angleterre de Charles Dickens. Une ville de cheminées et de fumée, pauvre au regard de ses voisines, pourtant pas bien riches.

Les gens du coin ne s’aventurent pas à Gerrard’s Bridge, le quartier des Irlandais amenés par la grande famine de 1845 et des travailleurs contraints aux tâches les plus dangereuses, dans les usines chimiques. Mais c’est à Gerrard’s Bridge, au bout d’une rue de petites maisons mitoyennes, que se trouve le foyer Parr : des cochons et des poules dans l’arrière-cour et un locataire irlandais, surnommé « Smelly Kelly » parce qu’il sent, là-haut dans le grenier.

« Le football au féminin a été développé de manière délibérée par les hommes, parce qu’il permettait de garder sous contrôle les femmes »
Alethea Melling, historienne à l’université du Lancashire central

Lily est la quatrième d’une famille de sept. Certains pratiquent volontiers le football, dans cette ville qui préfère le rugby. John, le grand frère, joue sur un terrain de poussière avec l’équipe du pub local, et dans des matchs entre hommes célibataires et hommes mariés. Lily fume depuis ses dix ans et crache par terre : on l’a autorisée à jouer dans l’équipe des célibataires ! Elle se débrouille dans ce casting 100 % masculin.

Les circonstances de ses débuts en club restent floues, mais l’on sait qu’elle s’illustre d’abord dans celui de sa ville, St Helens, à 14 ans seulement. Sa première photo, un an plus tard, la montre, bras croisés et regard de défi, portant le maillot rayé noir et blanc d’une autre équipe, les Dick, Kerr Ladies de Preston. Ce qui se fait de mieux, à l’époque, dans le pays.

Lily Parr s’est fait remarquer, et embaucher, par l’équipe de Dick, Kerr, une société prospère. La virgule entre les deux noms indique l’association de deux entrepreneurs, William Bruce Dick et John Kerr, à la tête d’une importante fabrique de locomotives et de tramways dans le nord du Royaume-Uni. Comme d’autres, la compagnie s’est soumise aux impératifs de guerre, formalisés en 1915 par le Munitions of War Act : ce ne sont plus des véhicules qui sortent de ses entrepôts de Glasgow et de Preston (Lancashire), mais des obus.

Football de patronage

Les « munitionnettes », le surnom des femmes employées à cette tâche dangereuse – et payées moitié moins que les hommes à travail équivalent –, aiment jouer au football. Mieux : on les y encourage, et chaque fabrique a son équipe – jusqu’à 150 environ dans le pays en 1920. « Le football au féminin a été développé de manière délibérée par les hommes, parce qu’il permettait de garder sous contrôle des femmes dont on craignait qu’elles mènent une vie de bohème et boivent trop. Il s’agissait de les occuper », explique Alethea Melling, historienne à l’université du Lancashire central.

Le championnat masculin étant contraint de s’arrêter, les munitionnettes comblent un vide, pour la bonne cause : les revenus de leurs matchs alimentent les hôpitaux ou les caisses de soutien aux familles de soldats.

A Noël 1917, les Dick, Kerr Ladies de Preston disputent leur première rencontre de charité devant dix mille personnes, qui se pressent comme au spectacle pour voir les locales corriger (4-0) les joueuses de la fonderie voisine. Les gazettes de l’époque évoquent une foule d’abord amusée par le rythme lent de la partie, puis se prenant au jeu. La recette, elle, ne fait rire personne : plus de 600 livres sterling (quelque 46 000 euros aujourd’hui).

Les Dick, Kerr Ladies vont persévérer et jouer de plus en plus, incitées tant par leurs patrons que par les organisations caritatives, en manque de tout après le retour au pays de centaines de milliers de blessés.

On ne fait pas mieux en Angleterre que ces joueuses aux tenues de bagnardes, maillot rayé noir et blanc, comme le bonnet qui dissimule leurs cheveux. Leur manageur, Alfred Frankland, a les idées claires : cet élégant de bientôt 40 ans, incarnation du gentleman de la société victorienne – costume trois pièces, chapeau melon, canne à pommeau argenté et montre à gousset –, est un Florentino Pérez avant l’heure. Au début du XXIe siècle, le président du Real Madrid constitua l’équipe des « Galactiques » en enrôlant des stars. Quatre-vingts ans plus tôt, le paternaliste Alfred Frankland, « Pop » comme le surnomment ses joueuses, approche lui aussi chaque vedette des rivales. Les conditions sont bonnes : le travail de « munitionnette » paye bien, les frais de déplacement sont remboursés et chaque rencontre disputée est payée l’équivalent d’une journée de travail.

Sous escorte policière

Bientôt, les Dick, Kerr Ladies ne ressemblent plus que de loin à une équipe corpo. Il y a cette joueuse qui a refusé de déménager à Preston mais porte tout de même le maillot noir et blanc, ou cette autre qui a quitté l’usine pour travailler à l’hôpital mais demeure l’attaquante titulaire. Après la guerre, Dick, Kerr a été rachetée par English Electric, mais le nom reste : l’équipe de football est devenue plus fameuse que l’entreprise.

Il faut parfois venir tôt aux portes du stade pour espérer la voir jouer, comme lors du Boxing Day 1920 à Goodison Park, l’antre d’Everton, l’autre club de Liverpool.

Ce 26 décembre, 53 000 spectateurs emmitouflés ont payé leur dû. Le record d’affluence pour un match féminin est battu. Sans compter les 10 000 à 14 000 personnes contraintes de rester au-dehors. Une escorte policière a conduit Mlle Parr et ses coéquipières aux vestiaires, sous l’œil des caméras de la Pathé et de la star du music-hall Ella Retford, vedette du spectacle d’avant-match.

Le football pratiqué par les femmes n’était pas censé prendre tant d’ampleur. La paix et les soldats revenus, il est temps pour les hommes de reprendre le contrôle : le 5 décembre 1921, la FA interdit ses clubs membres d’organiser des rencontres impliquant des femmes. Une mesure parmi d’autres visant à ramener celles-ci au foyer, la place que la société de l’époque leur attribue. Plus aucun match ne peut avoir lieu dans un stade digne de ce nom, et la majeure partie de la carrière de Lily Parr aura pour cadre des terrains communaux ou agricoles. Ou bien à l’étranger, en France notamment, où des tournées sont organisées chaque année entre les deux guerres.

« Mlle Parr a électrisé la foule »

Malgré cette mise au ban, les « Dick, Kerr’s », bientôt rebaptisées « Preston Ladies », continuent de jouer. Lily Parr est la benjamine du groupe. Dans le vestiaire, on entend peu sa voix gouailleuse et rauque, comme si la cigarette avait déjà fait son œuvre. Si elle dit un mot, c’est généralement une blague. « Lil’» a l’humour corrosif des gens des faubourgs.

« Elle était drôle à en mourir, la personne la plus drôle que j’aie jamais vue », se souvient Joan Whalley (In a League of Their Own, The Dick, Kerr Ladies, Gail J. Newsham, Into Print, 2017, non traduit). L’équipe a rapidement pris en affection cette tête dure, affamée et chapardeuse – « C’était la meilleure pour voler tout ce qui traînait, surtout les ballons », certifie Joan Whalley. Grande – plus de 1,80 mètre –, Parr a l’appétit qui va avec sa stature. « Elle mangeait pour toute l’Angleterre. Ma mère a dû se ruiner avec elle », dit, dans un entretien à l’université de Liverpool, sa coéquipière Alice Barlow, dont la famille a hébergé l’adolescente à Preston.

Les reporters remarquent vite cette avant-gauche au regard prêt à en découdre et dont les cheveux rebiquent sous les oreilles. Beaucoup estiment qu’elle ne dépareillerait pas dans une équipe masculine.

« Cette Mlle Parr a électrisé la foule par son dribble, par sa manière de prendre à revers la défense des Phillies et de conclure le plus souvent par un tir à ras de terre », écrit le Philadelphia Inquirer en 1921, à l’occasion de la tournée américaine des Dick, Kerr Ladies, confrontées à des hommes (trois victoires, trois nuls, trois défaites).

Dans un programme de match distribué en 1923, avant une rencontre contre les Stoke Ladies, on trouve cette description, rapportée dans l’ouvrage The Dick, Kerr Ladies, de Barbara Jacobs, (Robinson, 2004, non traduit) : « Grande, rapide et puissante, [Lily Parr] est habile et tire les corners mieux que la plupart des hommes, marque beaucoup de buts dans des angles extraordinaires avec son tir croisé du gauche qui manque de transpercer les filets. »

Près de mille buts

D’où lui vient cette force ? Un jour, provoquée par un homme lors d’un match dans le Lancashire, Lily relève le défi de tirer un penalty qui, sur la route des filets, casse le bras de l’impudent. Joan Whalley se promet de ne plus jamais mettre sa tête sur un centre de Parr après qu’un jour les lacets du ballon de cuir lui ont entaillé le front.

« C’était surtout une joueuse très altruiste. Elle avait une intelligence sur le terrain, toujours bien placée, toujours la bonne passe », assure Gail Newsham, la chercheuse qui a révélé à l’Angleterre du XXIe siècle sa première star du football.

Après la seconde guerre mondiale, Lily Parr, un peu rouillée, recule au poste d’arrière gauche. On la verra même dans les cages, dans une équipe qui n’a plus le niveau d’autrefois. Elle jouera jusqu’en 1951. Le compteur officieux de buts s’arrêtera juste avant le millier.

A cette date, Mlle Parr a quitté depuis longtemps l’usine de Dick, Kerr, en même temps que son manageur Alfred Frankland, dès 1922. Celui-ci savait que, sans son patronage, les contremaîtres lui feraient vite payer les pauses cigarettes un peu longues et les retards à l’embauche. Il lui a trouvé un poste d’infirmière à l’asile de Whittingham. Elle y rencontre Mary, sa compagne, et s’installe dans un village, Goosnargh.

« Elles vivaient leur relation ouvertement, ce qui était rare, souligne l’historienne Alethea Melling. Mais ces deux femmes se fichaient du qu’en-dira-t-on. Elles suivaient leur voie. » Lily Parr est morte en 1978, dix ans après une ablation des deux seins qui abritaient des tumeurs cancéreuses. A l’hôpital, ses proches lui apportaient en douce des paquets de Woodbine.