Ellen Wille, chez elle, à Oslo, le 7 juin. / Ilja C. Hendel pour «Le Monde»

Ellen Wille se souvient que le micro était placé trop haut. Elle avait serré la pointe de ses petits pieds, gagné quelques centimètres et commencé : « Messieurs… » Du reste, elle n’a gardé aucune trace. Elle sait simplement qu’il n’y avait que des messieurs face à elle, et que ce fut « le discours le plus difficile de [sa] vie ». Dans l’immense salle de réunion d’un hôtel d’affaires de Mexico, en 1986, cette Norvégienne à l’anglais hésitant est la première femme à s’exprimer lors d’un congrès de la FIFA. Elle n’est pas montée à la tribune pour rien : Ellen Wille réclame la création d’une Coupe du monde pour les femmes et leur inscription aux Jeux olympiques.

Les héroïnes sont anonymes. Mme Wille, 64 ans, vit dans un grand deux-pièces de la banlieue d’Oslo, au rez-de-chaussée d’un immeuble qui a des airs de résidence de station de ski. L’ancienne professeure de sciences prépare un café, s’enfonce dans un profond fauteuil pivotant en cuir et croise ses pantoufles en fourrure synthétique sur le repose-pieds : « Je suis une retraitée heureuse. Je marche beaucoup et, parfois, je déjeune avec mes anciennes copines du comité des femmes de la Fédération norvégienne de football [NFF]. » Elle rougit un peu et sourit beaucoup de raconter ses souvenirs.

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Adolescente, elle a préféré le handball – à haut niveau – au football, ignorant que le sport roi était autorisé aux jeunes filles. A 16 ans, lorsqu’elle a compris, il était un peu tard pour faire carrière. Alors Ellen Wille s’est investie hors du terrain, dans les années 1970. La Norvège, constatait-elle, était à la traîne par rapport à ses voisines, qui organisaient déjà des matchs internationaux quand sa fédération ne jugeait pas utile d’avoir une équipe nationale.

La NFF est loin d’être une pionnière lorsqu’elle accepte, en 1975, de finalement reconnaître l’existence de clubs féminins : deux Coupes du monde non officielles ont déjà eu lieu, en 1970 et 1971, et l’UEFA s’est doté d’un comité spécifique. Le retard de la Fédération norvégienne fait écho aux récriminations de sa vedette Ada Hegerberg qui, près d’un demi-siècle plus tard, boycotte le Mondial 2019 pour réclamer davantage de considération.

« Les hommes pensaient qu’on allait leur piquer leurs ressources, c’est ce qui les obsédait, se souvient Ellen Wille. Ils ne comprenaient pas que si 50 % de personnes en plus réclamaient aux élus la construction de terrains, ça servirait tout le monde, et qu’ils auraient bientôt plus d’entraîneurs et d’arbitres si toute la population était concernée par le football. »

« Notre stratégie, c’était la provocation »

La dirigeante du club de Frigg, dans son quartier de Majorstuen à Oslo, comprend que les patrons de la NFF ne feront durablement de la place aux femmes que sous la pression médiatique. Le quotidien Dagbladet est un allié précieux, de même que les résultats prometteurs de l’équipe nationale féminine. Sous son impulsion, le cancre scandinave qu’était la Norvège devient un fer de lance.

Le pays organise le deuxième championnat d’Europe féminin à partir de 1984 – et le gagnera en 1987. La fédération a appliqué aux femmes les mêmes règles que les hommes (taille du ballon, durée des matchs…) et mis en place des formations d’arbitres et d’entraîneuses. Elle a aussi réformé ses statuts pour imposer la présence d’une femme au moins dans chacune de ses instances. A 31 ans, Ellen Wille intègre le comité exécutif. Et, avec elle, la fédération veut pousser son avantage en s’attaquant à l’institution la plus conservatrice qui soit : la FIFA.

Elle raconte : « Les membres du comité exécutif ont été géniaux. Tout le monde voulait aller à Mexico, en 1986, où devait se dérouler le congrès de la FIFA. Mais nous n’avions que trois places… » Ils lui donnent alors sa chance. « On s’est dit que ce serait bien plus fort qu’une femme prenne la parole, plutôt que le président de la fédération. Et mon idée, c’était qu’il fallait prendre la FIFA par surprise : demander la création d’une Coupe du monde au micro, pour qu’ils n’aient pas le temps de se retourner. Notre stratégie, c’était la provocation. Et c’était la seule chance que ça marche. »

Faute d’images et de souvenirs précis d’Ellen Wille, on ne peut qu’imaginer le visage, défait ou incrédule, des quelque 200 délégués des fédérations nationales voyant monter, pour la première fois en quatre-vingt-deux ans d’existence, une femme à la tribune d’un congrès de la FIFA ; et plus encore, la surprise de Joao Havelange, président, et Sepp Blatter, secrétaire général, aucun n’étant connu pour être un farouche avocat de la cause féministe. Il y a bien d’autres femmes dans la salle, mais elles sont derrière une vitre : ce sont les traductrices qui parlent aux oreilles des messieurs.

La promesse de Sepp Blatter

Ellen Wille se base sur un fait : l’épais rapport annuel de la FIFA, qui a été distribué aux délégués, ne comporte qu’une demi-page sur le football féminin. « J’étais choquée. Je le leur ai dit. » Dans la foulée, elle réclame que les règles chez les femmes soient les mêmes – ballon de taille 5, mi-temps de quarante-cinq minutes – et, surtout, qu’elles disposent de compétitions leur permettant de s’opposer, la Coupe du monde et les Jeux olympiques.

Habilement, Joao Havelange, alors président de la FIFA depuis douze ans, renvoie la patate chaude à Sepp Blatter, rédacteur du rapport annuel. « Le président Joao Havelange m’a critiqué, racontait Sepp Blatter en 1999. Il m’a dit : “Désormais, souviens-toi du football féminin !” » Blatter, décontenancé, répond en substance : « Chiche ! » Et promet de créer une Coupe du monde féminine, ce qui sera fait cinq ans plus tard. Ellen Wille n’en revient pas. Et pense que cette décision instinctive n’avait pas grand-chose à voir avec un quelconque intérêt pour le football pratiqué par les femmes.

« Mon impression, c’est qu’ils se sont dit qu’il était temps. Une Coupe du monde non officielle avait déjà été organisée à deux reprises. Je pense que la FIFA avait pris trop de retard et que leurs dirigeants ont estimé qu’il était temps de se rattraper. »

Au sortir de la réunion, Ellen Wille se souvient pêle-mêle des demandes d’autographe de ses pairs, d’une interview avec la télévision brésilienne et de la colère des Suédois et Danois, qui se disent que l’initiative aurait dû venir d’eux, les vrais précurseurs du football féminin.

Jusqu’en 2011, aucune nouvelle de la FIFA

Après ce moment fondateur, la carrière d’Ellen Wille dans les instances aurait dû être météorique. Mais elle s’écrase dès l’année suivante : en 1987, un scandale financier provoque le renversement du bureau exécutif de la Fédération norvégienne. Ellen Wille, en parallèle de sa carrière de professeure, ne quitte pas pour autant le monde du football et s’investit dans le plus grand club féminin de Norvège, Asker. Mais la FIFA va vite l’oublier.

« J’étais très malheureuse après 1987. J’avais l’impression d’avoir lancé un mouvement sans avoir pu le mener à son terme. » Malgré ses demandes, les femmes joueront des mi-temps de quarante minutes. Et la FIFA, par crainte de saper l’image de marque de la Coupe du monde, baptise la compétition « Championnat du monde de football féminin pour la Coupe M&M’s ».

Ellen Wille n’est pas conviée à la compétition et n’entendra pas parler de la FIFA jusqu’en 2011, lorsqu’elle est invitée à assister au match d’ouverture de la Coupe du monde, à Berlin. Lors d’un dîner de gala, Sepp Blatter salue sa présence. « Il a dit : “Cette femme m’a défié.” C’est ce que j’ai fait, oui ! » La retraitée norvégienne a les yeux qui pétillent. Cet été, faute d’invitation à la Coupe du monde en France, elle a préféré les charmes de Salamanque (Espagne).