Des percussions de rumba cubaine mêlées aux mélopées suaves des rythmes gnaoua. Un ensemble de notes produisant une musique étonnante, applaudie à tout rompre par les 100 000 à 150 000 spectateurs venus assister, jeudi 20 juin au soir, à l’ouverture du Festival gnaoua et musiques du monde d’Essaouira.

Sur la scène installée place Moulay-Hassane, au cœur de la médina de la cité marocaine au bord de l’Atlantique, une première fusion s’opère entre le groupe Osain del Monte, venu de La Havane, et la troupe du Mâalem Hassan Boussou. Deuxième plateau, deuxième fusion, tout aussi survoltée que la première. Il s’agit de la rencontre entre le Guinéen Moh Kouyaté, jeune chanteur de jazz mandingue, et Mâalem Omar Hayat. Le maître gnaoui s’est fait remarquer avec une troupe impressionnante d’une trentaine de jeunes, tous âgés de moins 30 ans.

Cette affiche, qui a tenu le public jusque très tard dans la nuit, a sans doute été imaginée pour rappeler la démarche du festival, sa mission qui est d’assurer une relève à la musique gnaouie. Car « tous les plus grands mâalems y ont joué plusieurs fois. Et certains commencent à nous quitter », explique Karim Ziad, codirecteur artistique du festival. Et comme le veut la tradition, ces grands maîtres ont préparé la relève. Une jeune garde qui affirme vouloir rester fidèle au patrimoine. Mais les spectateurs et les amoureux du gnaoua la découvrent assoiffée de nouvelles influences. Rencontre avec trois de ces mâalems révélés lors de ce festival qui se poursuit jusqu’au dimanche 23 juin.

Mâalem Houssam Gania, le guembri en héritage

Il l’admet au travers d’un sourire timide. Le mâalem Houssam Gania, 23 ans et une bouille d’adolescent, porte la lourde responsabilité de faire perpétuer le prestige dont jouit sa famille, connue pour être l’une des plus emblématiques de la musique gnaoua au Maroc. Son père, Mahmoud Guinea, dont il est le benjamin, a connu ses heures de gloire dès le début des années 1980 avant de s’éteindre en 2015. Mokhtar, son oncle, maître respecté de l’art tagnaouite, multiplie les tournées à travers le monde. « Les Enfants Guinea », comme se nomme cette petite tribu de frères, cousins, petits-fils et oncles, est une confrérie à elle toute seule.

Houssam Gania a donc tout naturellement grandi en son sein, s’est formé à tous les secrets des lilas, les rituels ésotériques menés par les maîtres gnaoua, avant d’en prendre la succession. « Mon père m’a remis le guembri [luth, joué par le chef du clan] sur scène, donc devant tout le monde. Un fait rare. Cela donne le tournis », se souvient, ému, le jeune natif de Marrakech. Mais avant, il avait été bien préparé puisque ? dès 2012, il accompagne la troupe de feu Mahmoud Guinea à Londres, Tokyo, Amsterdam ou en Azerbaïdjan. « Houssam est ouvert sur le monde tout en s’inscrivant dans la plus pure tradition tagnaouite », estime Karim Ziad. Cette démarche éclectique s’observe dans son premier album, Mosawi Swiri, sorti en février 2019, ou son subtil jeu de guembri fusionne avec de puissantes notes de guitare électrique.

Asma Hamzaoui, un vent de fraîcheur

Asmaa Hamzaoui n’a pas encore acquis le titre de « mâalema », grande maîtresse de l’art gnaoua. A l’inverse de nombreux hommes de sa génération, à qui elle n’a pourtant rien à envier. Depuis 2018, date où elle a été révélée au public d’Essaouira, Asmaa Hamzaoui est « un phénomène, une révolution », pour reprendre les termes de Simo Katim, un trentenaire, fidèle spectateur du festival gnaoua. De fait, la jeune femme de 21 ans, native de Casablanca, est la seule à jouer du guembri dans cet univers très masculin. Une passion forgée au côté de son père Rachid Hamzaoui, qui lui transmet les rudiments.

Asma El Hamzaoui, la musique gnaoua au féminin
Durée : 01:38

« Son talent et sa curiosité ont fait le reste », confie le mâalem, pas peu fier d’avoir « contribué à bousculer les codes ». Asmaa Hamzaoui fait désormais partie de la relève gnaoui, même si certains « traditionnalistes » la regardent encore un peu de travers. Qu’importe ! Après une fusion mémorable avec la chanteuse malienne Fatoumata Diawara et un album, Ouled Laghba, elle se produit en juillet au Roskilde Festival au Danemark, où là-bas aussi, elle va régaler le public de sa voix profonde et maîtrisée. « Ma musique repose sur les mêmes bases que celle des autres. La seule différence est que je joue accompagnée d’un groupe exclusivement féminin », explique l’artiste, qui refuse justement d’être perçue comme un « phénomène ».

Mâalem Issam Art, la relève de Rabat

Lui n’est pas un descendant de mâalem, comme la plupart des maîtres de la musique gnaoua. Dans la médina de Rabat, où il naît en 1985, la maison de ses parents est voisine d’une zaouïa, une salle où se pratiquent les rituels. Tôt, le petit Issam est attiré par les notes de guembri, le son des qraqeb, les castagnettes en métal, et la voix chaude et puissante du Mâalem Mohammed El-Asri. C’est auprès de ce dernier qu’il commence son initiation en 1994.

« J’ai été formé à toutes les étapes, en commençant par la fabrication des instruments », raconte celui qui a fondé sa propre troupe après avoir fait le tour de plusieurs confréries. Celles de Rabat, bien sûr, mais aussi celles de Tanger et d’Essaouira. C’est Mâalem Hamid El-Kasri, descendant d’un ancien esclave soudanais, qui le pousse sur le devant de la scène. « Un puriste qui m’encourage à rester fidèle à l’esprit originel du gnaoua », raconte Issam Art, plutôt réticent à introduire d’autres influences musicales à son art. Un choix qui se démarque ostensiblement de la tendance générale, qui est plutôt marquée par des fusions en tout genre. Sa proposition a été applaudie par le public du festival, qu’il connaît bien, mais devant lequel il se produisait cette année pour la première fois en tant que mâalem. « Signe que le classicisme garde toute sa place. »