A la base sous-marine de Bordeaux, vaste ouvrage militaire construit par les nazis pendant la seconde guerre mondiale pour abriter les U-Boot (les submersibles allemands), les murs noirs et les vastes salles de béton brut ouvrent cet été sur le large. Dans ce lieu monumental et chargé d’une mémoire pesante, transformé en espace culturel, l’installation vidéo étourdissante du plasticien John Akomfrah, Vertigo Sea, est à sa place. Avec ses images splendides, sur trois écrans, l’artiste évoque aussi bien la beauté des espaces marins que les souvenirs sombres enfouis dans cet « espace d’amnésie » qu’est la mer : esclaves noirs jetés par-dessus bord, migrants noyés, chasse aux phoques et aux ours blancs…

Une cinquantaine de photos de la série Rivages, de Harry Gruyaert, y sont aussi accrochées et leur qualité contemplative résonne parfaitement avec cet espace hors normes. Les photographies grand format du photographe belge, coloriste renommé de l’agence Magnum, sont unies par une même tonalité silencieuse et mélancolique, quand bien même elles ont été prises sur une période de quarante ans et dans tous les pays du monde, de l’Irlande à la Corée, de l’île de Ré à Alexandrie.

« Je n’étais même pas conscient que la mer était si présente dans mon travail, explique Harry Gruyaert. C’est seulement à l’occasion d’une exposition aux Rencontres d’Arles, en 2003, que je m’en suis aperçu. Et je continue à enrichir le projet. Là, j’étais à Saint-Sébastien, le ciel d’orage était incroyable, j’aurais aimé qu’il soit dedans ! » Trop tard pour la dernière version du livre, ouvrage à l’italienne publié chez Textuel en 2003 et qui vient d’être réédité pour la troisième fois, enrichi de nouvelles images.

« Une promesse de liberté »

Le photographe est lui-même loin d’être un marin. « Mais j’ai fait des commandes photo sur des bateaux de pêche, dit-il, et c’est bizarre, en rentrant il faut toujours du temps pour s’adapter à la terre. On a envie de repartir car on se sent à l’étroit, enfermé. Il y a dans la mer une promesse de liberté, le rêve de partir, de découvrir autre chose… »

Ses images dépeignent avant tout une immensité horizontale, juste ponctuée de détails colorés – cabines de plages aux couleurs acidulées, pêcheurs à pied dans la brume, linge qui sèche. L’enfance du photographe passée à Anvers explique peut-être son attirance pour la mer et ses horizons sans fin. « Il y a aussi la peinture flamande, et surtout hollandaise, du XVIIIe siècle, ajoute-t-il, avec tous ses paysages maritimes et ses ciels chargés. »

« Pour moi les humains sont juste un élément du décor parmi d’autres, au même titre que l’environnement ou les éléments d’architecture. Je ne trouve pas qu’il soit juste de mettre les humains au centre du monde »

Chez Harry Gruyaert, la Grande Bleue n’est jamais bleue, pas plus que le ciel – « Le beau temps n’est vraiment pas intéressant. » Ses eaux et ses nuages déclinent plutôt des teintes troubles, des dégradés subtils qui vont du gris anthracite au vert kaki. Les tirages qui datent des années 2000, imprimés sur un papier spécial, ont une douceur inattendue qui renforce cet effet très pictural. A l’origine, l’artiste se servait des fameuses pellicules Kodachrome, si chères aux coloristes, qui ne sont plus fabriquées, mais dont il dit retrouver, en travaillant des heures sur ses impressions numériques, la sensualité et l’intensité qui faisaient leur charme.

Un sentiment d’intemporalité

On voit peu de visages sur ses paysages de mer, et les personnages croisés sont plutôt vus de dos, absorbés ou lointains : véliplanchistes, baigneurs en contre-jour, vacanciers absorbés dans la contemplation de l’océan… Il y a aussi beaucoup de plages quasiment désertes, réduites à l’affrontement éternel du ciel et de la mer. « Je ne suis pas un photographe humaniste, précise Harry Gruyaert, et pour moi les humains sont juste un élément du décor parmi d’autres, au même titre que l’environnement ou les éléments d’architecture. Je ne trouve pas qu’il soit juste de mettre les humains au centre du monde. »

Si la nature omniprésente donne à ses images un sentiment d’intemporalité, le photographe, très marqué par la peinture pop, inclut pourtant des éléments de modernité. Pas dans un but documentaire, mais comme des outils pour ses constructions formelles : un fauteuil pour handicapé dont la roue brille sous le soleil, un néon rouge qui troue la pénombre ou un camion de glaces posé sur la plage comme au milieu du désert. « Je suis tout sauf journaliste, résume-t-il. Je cherche le magnétisme, la sensation, je travaille d’instinct. »

A Bordeaux, le photographe a aussi reçu une commande sur la ville, exposée à la galerie Arrêt sur l’image, et il a totalement changé d’univers. Des Escalator où tous se croisent, une dalle de béton caressée par la lumière, un arrêt de bus tout en reflets et en transparences… Charmé par l’atmosphère de la ville et la présence apaisante du fleuve, il livre pourtant une vision chaotique, axée sur les nouveaux quartiers et non sur les élégances de la ville classique : « J’ai du mal quand c’est trop beau ! » Sur ses images, panneaux d’affichage et bâches de chantier créent des effets de sens et des illusions. La mer, est tout près mais s’oublie ici derrière le foot, le farniente et le kitesurf, petit morceau de bleu caché derrière le fourmillement humain.

« Rivages », de Harry Gruyaert ; du 21 juin au 18 août, à la base sous-marine, boulevard Alfred-Daney  ; « Bordeaux vu par Harry Gruaert », à la galerie Arrêt sur l’image, 45, cours du Médoc.

Cet article fait partie d’un dossier réalisé en partenariat avec Bordeaux-Métropole.