Davy Chadwick et Julien Villedieu présentent à la nouvelle académie des arts et techniques du jeu vidéo son rôle et son fonctionnement. / William Audureau / Le Monde

Est-ce un conseil municipal ? Ou bien un tribunal ? Ni l’un ni l’autre. Dans la touffeur lilloise du lundi 24 juin, sous les ors de l’hôtel de la Bourse de Lille, c’est l’industrie française du jeu vidéo qui se réunit, pour la première fois, en tant qu’« académie des arts et techniques du jeu vidéo ». Empaquetés dans une salle faite de marbres, de boiseries et de dorures, un panaché de tee-shirts geeks, de bermudas de saison, quelques chemises à carreaux, une ou deux vestes. Sur les 832 inscrits volontaires que compte aujourd’hui l’académie des arts et métiers – chiffres des organisateurs –, ils sont une centaine à avoir réussi à prendre place sous le lustre de la salle des commissions.

Ils sont trois à animer les débats. Davy Chadwick, directeur du studio Gumi Europe et chargé de la toute nouvelle académie des arts et métiers du jeu vidéo, debout tout le long, présente et re-présente le projet, récemment rendu public, de prix collégiaux remis par la profession aux meilleurs jeux vidéo français. « On a entendu parler de “Césars du jeu vidéo” et, bien sûr, la comparaison nous fait plaisir. »

À ses côtés, Julien Villedieu, directeur délégué du syndicat national du jeu vidéo (SNJV), l’association à l’initiative de ces prix. Négociateur énergique, il se fait aujourd’hui Monsieur Loyal : c’est lui qui passera le micro aux membres de l’assemblée. Enfoncé quelques centimètres plus bas dans un fauteuil, dans une étrange position de parrain à la Don Vito Carleone, le président, Lévan Sardjévéladzé, ventile quelques traits d’esprit en direction de l’assemblée.

Dans les pas du septième art

Ce que le jeu vidéo vient chercher ici, c’est la reconnaissance institutionnelle après laquelle il n’a cessé de courir depuis des décennies. Les mots « classicisme », « légitimité », « émotions » sont prononcés à plusieurs reprises par les trois hommes. On met en avant cette statuette en bronze plaqué or, le Pégase, de fabrication française, qui fait la fierté du projet et l’unanimité dans l’assistance.

Les Pégase cherchent à attirer l’attention sur la production locale, autant qu’à promouvoir la légitimité culturelle de ce média. / William Audureau / Le Monde

A plusieurs reprises, l’exemple du cinéma est convoqué. « Le jeu vidéo est au XXIe siècle ce que le cinéma a été au XXe », veut-on croire ici. La phrase, prononcée par Davy Chadwick, a été immortalisée dans le dossier de presse et la plaquette de présentation de ces prix, qui doivent être remis pour la première fois au premier trimestre 2020. A d’autres reprises, c’est le modèle du Festival de Cannes qui revient. Eternelle fascination, très française, de l’art populaire du jeu vidéo pour son aîné, vieux divertissement forain qui a su se draper de noblesse.

Cette première réunion a vocation à expliquer le fonctionnement de cette toute nouvelle académie – répartie en six collèges de métiers différents (technologie, image & son, management, design, édition, métiers périphériques) – et le système de vote. Le Pégase sera remis après un scrutin électronique à deux tours, avec une pondération des votes en fonction du corps de métier et de la catégorie. Les jeux, eux, seront soumis par les éditeurs et studios eux-mêmes, avec pour seuls critères le fait d’être français et en français, et sortis dans l’année précédant la tenue de la cérémonie. Simple, ou presque.

« On compte sur un vote objectif »

Dans le public – pardon, chez les néoacadémiciens –, les interrogations fusent rapidement. Le système de vote fait craindre à plusieurs participants une hégémonie d’Ubisoft : comment empêcher, en effet, les salariés de la plus importante boîte française en termes d’effectifs de voter pour ses productions ? « Honnêtement, on n’y croit pas du tout, repousse Davy Chadwick d’un revers de manche. On est des amoureux du jeu, on compte sur un vote objectif, celui-ci représentera l’industrie du jeu vidéo en France. »

La répartition par collèges et par catégories ne satisfait pas non plus tout le monde. Pourquoi n’y a-t-il pas de prix récompensant la meilleure campagne de communication ou le meilleur marketing, s’interroge une professionnelle de la communication et du marketing. Et si le vote de chaque collège est pondéré en fonction de son expertise professionnelle, à quoi sert-il d’avoir un collège de programmeurs, alors qu’il n’existe aucun prix de la programmation, se demande un codeur.

Une centaine de professionnels du jeu vidéo – dirigeants, programmeurs, artistes, ou encore associations et chercheurs – ont assisté à cette première réunion. / William Audureau / Le Monde

Lévan Szardjévéladzé se pose comme programmeur de métier : son embarras, c’est qu’il n’est pas possible de juger du code d’un jeu vidéo juste en y jouant, répond-il. D’autres suggestions de prix par compétence ont été remontées au SNJV, précise-t-il, comme celui de la meilleure localisation – l’adaptation culturelle et linguistique d’un produit étranger. Mais quel serait l’intérêt d’un prix récompensant la qualité d’une traduction alors que les Pégase s’adressent à la production française ? La liste initiale comptait plus d’une quarantaine de prix. « Les catégories doivent et vont évoluer », rassure Lévan Szardjévéladzé.

Catégories définitives « à 90 % »

Dès l’annonce des Pégase, de nombreux observateurs avaient tiqué sur certaines catégories, et notamment celles de meilleur influenceur (récompensera-t-on le meilleur homme-sandwich ?) et du meilleur jeu à message (comme s’il était exceptionnel qu’un jeu vidéo eût quelque chose à dire sur la société, alors que les exemples de jeux engagés foisonnent).

« On pense que les prix du meilleur youtubeur et du meilleur jeu à message n’ont pas été compris, on va faire un effort de pédagogie, peut-être mieux les expliquer, leur trouver un autre nom, en espérant qu’ils soient mieux acceptés », écarte Davy Chadwick. Les 19 catégories sont définitives « à 90 % », assure-t-il, même si chacun pressent bien qu’il sera difficile de maintenir autant de prix différents et, pour certains, aussi clivants.

D’une manière générale, le paradoxe des Pégase est de chercher une reconnaissance culturelle en partant souvent de problématiques commerciales. Les jeux mobiles ont ainsi leur catégorie à eux, car leur usage et leur modèle économique sont différents, explique M. Chadwick. Les « jeux service », ces œuvres exploitées sur le long terme, ont également leur catégorie, alors que, par définition, elle ne récompense pas une production, mais sa valorisation dans le temps. À l’inverse, personne ne sait encore exactement comment définir juridiquement un « jeu indépendant », alors qu’une catégorie dédiée est prévue.

Julien Villedieu le reconnaît : « On voit qu’il y a beaucoup de questions, vous avez un rôle à jouer, c’est du bottom up » – anglicisme pour qualifier une méthode organisationnelle où les idées viennent de la base, et non du sommet. Les nombreuses interrogations soulevées expriment, par ailleurs, moins les doutes de la très jeune académie qu’un souci perceptible que le projet arrive à bon quai. La séance se clôt sur une photo de famille. Chacun sait ici ce qu’il s’agit de promouvoir : le jeu vidéo français.