Ils ne promettent rien de moins qu’une « révolution des espaces publics ». Les porteurs du projet « Ocupa tu calle » (« occupe ta rue ») sont une dizaine. Trentenaires ou jeunes quadras, ces architectes, ingénieurs, sociologues, se sont emparés d’une mission que Mariana Alegre, la cofondatrice, résume en trois mots : « récupérer la ville ». Comprendre : s’approprier les espaces inoccupés – les friches, les parkings… – et les mettre à disposition des habitants.

Agglomération tentaculaire

Mariana, urbaniste et avocate, est intarissable lorsqu’il s’agit de parler de sa ville, Lima, la capitale péruvienne. Agglomération tentaculaire aux neuf millions d’habitants, elle concentre les deux tiers des habitants du pays. Malgré la pollution, le manque d’infrastructures et de transports, Mariana aime cette ville, au point qu’elle a prénommé sa propre fille Lima. Mais son amour pour la capitale n’est pas inconditionnel. Elle s’est donc mis en tête de la transformer.

« Quand on a débuté, personne ne réfléchissait aux problématiques urbaines. Les gens se plaignaient. Ils disaient : “Lima la moche, Lima l’horrible”, se souvient-elle. Avec l’observatoire citoyen Lima Como ­Vamos, sorte de parent d’Ocupa tu calle, nous avons commencé à produire des données sur la façon dont les gens percevaient leur environnement urbain, quels étaient d’après eux les principaux problèmes. » ­Selon la dernière étude de l’ONG, seulement 15 % des habitants aux bas ­revenus sont satisfaits des espaces publics de leurs quartiers, contre 35,7 % chez les plus riches.

« Lima est une ville profondément inégalitaire, frappée par l’insécurité et où il y a peu d’espaces de convivialité », explique Mariana. Et, quand il y en a, leur usage est souvent restreint, rappelle-t-elle : avec des grilles, des barrières, des entrées payantes pour accéder aux parcs. « Nous voulons au contraire délivrer un message positif. Lorsqu’on monte des installations, on met des pancartes “il est permis de s’asseoir”. »

Fort impact social

Le concept du projet participatif Ocupa tu calle est simple : réaliser des interventions urbaines à bas coût, qui génèrent un fort impact social. « On identifie un lieu inoccupé, à l’abandon, et on l’investit pour en faire un espace de vie. On bâtit des choses éphémères, parfois sans autorisation, puis on espère que les gens se l’approprient, que la mairie le développe. On se considère comme des moteurs et des intermédiaires. » Les promoteurs du projet essaient ainsi d’impliquer tous les acteurs du quartier à plusieurs niveaux : les gouvernements locaux, les entreprises et, bien sûr, la société civile, les riverains.

Leur première intervention, très modeste, est un succès : ils squattent un parking abandonné devant un supermarché et y installent du mobilier avec des matériaux de récupération. La municipalité leur donne l’autorisation de rester quelques jours. Finalement, leur installation restera plusieurs années. Devant l’enthousiasme, ils réitèrent l’opération dans divers lieux de la ville.

Mais, parfois, les bonnes intentions ne se révèlent pas toujours concluantes sur le terrain. C’est le cas de leur projet-phare surnommé « La Petite Place de l’intégration », dans un quartier défavorisé de Lima, à quelques encablures de la place d’Armes, où siège le palais présidentiel. Pour s’y rendre, il faut traverser le fleuve Rimac, qui a plus des allures de ruisseau en cette saison, et contourner l’entrée du vieux quartier colonial aux façades décrépies. C’est là que l’ONG a décidé d’installer, en 2016, un petit parc culturel sur un terrain vague, « auparavant utilisé comme dépotoir et toilettes publiques », se souvient une jeune habitante du quartier, Carila Flores.

Quelques tables et chaises colorées pour égayer l’endroit, des plantes, et une grande fresque murale d’un artiste local reconnu : Elliot Tupac. Durant les premières années, les riverains l’investissent, les enfants viennent y jouer et des libraires s’installent dans de petites cahutes. « C’était joli, bien décoré, il y avait de la couleur, les touristes venaient même faire des photos ! », se souvient Robmar Martinez, un des bouquinistes. Aujourd’hui, une poignée de libraires résistent mais, en cet après-midi, les passants sont rares.

« La municipalité ne l’entretient pas. Plus personne ne vient arroser les plantes, nettoyer. Il faudrait remplacer tous les matériaux usés ! Mais le maire nous dit qu’il n’y a plus un centime dans les caisses, que l’équipe précédente a tout pris et a en plus laissé des dettes ! », se désole Robmar. Aujourd’hui, les gens viennent à nouveau laisser leurs poubelles. Une situation que déplore Mariana. Mais elle rappelle que la politique d’Ocupa tu calle est d’être moteur : « Les choses doivent continuer sans nous, les gens doivent se l’approprier, les mairies aussi. »

Rêver d’une ville plus ouverte

Manque de moyen ou de volonté politique, désintérêt, culture de la privatisation, le chemin à parcourir est encore long. Et Lima part de loin. La notion d’espace public n’est pas très développée, « il y a encore beaucoup de mythes négatifs qui l’entourent, analyse Mariana. Nombreux sont ceux qui associent ces espaces à l’insécurité ». Un héritage, selon elle, de l’époque du terrorisme (guerre interne, entre 1980 et 2000, déclenchée par les guérilleros maoïstes du Sentier lumineux, au ­bilan de près de 70 000 morts) qui a eu pour effet un repli dans les foyers et une méfiance généralisée.

Toutefois, Mariana Alegre veut croire que les mentalités changent et que l’acceptation de tels espaces se développe. Elle continue de rêver d’une ville plus ouverte, plus inclusive. Elle souhaite que les interventions urbaines essaiment un peu partout à Lima et ailleurs. « Occupe ta rue » au Pérou va être décliné en « Occupe ton collège », « Occupe ton arrêt de bus », « Occupe ton parc ». Mariana encourage à multiplier ces projets et à « créer des répliques, partout où il y a un manque criant d’espaces publics. »