Une publicité pour Betin, le n° 2 des paris sportifs au Kenya, sur une autoroute de Nairobi, en novembre 2017. / TONY KARUMBA / AFP

Ils ont tous en tête l’histoire d’une connaissance, d’un ami ou d’un parent éloigné qui a gagné le gros lot. Pas des millions de dollars, mais quelques milliers. Parfois même juste quelques centaines. A Kibera, dans le plus grand bidonville d’Afrique au cœur de Nairobi, au Kenya, les adeptes de paris en ligne s’accrochent à ces récits comme à des miracles.

« Un de mes amis devait une facture de 40 000 shillings [345 euros] à l’hôpital. Il a parié 150 shillings [1,30 euro] et en a gagné 115 000 [990 euros] ! Non seulement il a pu payer l’hôpital, mais il lui restait encore de l’argent », précise Jonah Kobale, 56 ans, avant de citer le cas d’un autre « qui a pu se construire une maison ».

Depuis la fenêtre de la maisonnette de terre où il nous reçoit, on distingue les centaines de toits de tôles qui dévalent cette colline où vivent au moins 500 000 personnes. Passée la porte, on marche dans les ruelles de cette partie du bidonville sur un mélange de terre boueuse et de détritus en tout genre – emballages plastiques, couches usagées, semelles de tongs. Pour les habitants du bidonville, gagner le jackpot est synonyme d’une vie nouvelle, forcément meilleure.

Jonah a commencé à parier il y a deux ans. « C’est mon hobby et je sais qu’un jour je gagnerai », salive cet homme à l’allure de grand-père. Jonah parie 300 shillings par jour, sur des matchs de football opposant de grands clubs européens ou fait des paris multiples dont il connaît parfois à peine les équipes – d’autres sports disponibles, comme le tennis, le hockey, les courses de chiens ou de chevaux intéressent peu.

« Le seul moyen de sortir de la pauvreté »

Sur SportPesa, grand leader du marché, les paris commencent à 49 shillings, mais d’autres plates-formes, comme OdiBets, démarrent à quelques shillings. Des petits montants et des applications faciles d’utilisation. Quelques touches sur l’écran poli par les années de son smartphone chinois suffisent à Jonah pour lancer ses paris.

Porté par l’essor du paiement mobile, le secteur a explosé ces dernières années au Kenya. Selon les chiffres officiels, l’industrie du jeu est passée de 2 milliards de shillings il y a cinq ans à 200 milliards aujourd’hui (soit de 17 millions à 1,7 milliard d’euros), une multiplication par 100 due au succès des plates-formes de paris sportifs – contactés, SportPesa et Betin, le n° 2, n’ont pas souhaité répondre à nos questions.

Les milieux très modestes sont leurs premiers clients, souligne Toddy Thairu, de la société de conseil KPMG, qui a écrit plusieurs articles à ce sujet. « C’est le résultat de l’état du pays. Beaucoup de gens vivent avec moins d’un dollar par jour et de nombreux jeunes sont sans emploi. Une jeune génération veut devenir riche rapidement, d’autant plus qu’elle voit tous les jours dans les journaux que d’autres, serviteurs de l’Etat, amassent des fortunes grâce à la corruption. Parier est vu comme le seul moyen de sortir de la pauvreté », précise-t-il. Plus libéral, économiquement et politiquement, que ses voisins, le Kenya a aussi autorisé le secteur à fleurir et s’en inquiète désormais.

Début mai, le ministre de l’intérieur Fred Matiangi a critiqué une industrie qui « met en danger la vie de nos jeunes », évoquant son devoir de « protéger l’avenir de ce pays » en contrôlant mieux le secteur. Car, au-delà des jeunes, le passe-temps est devenu une pratique addictive qui met en danger les finances familiales de nombreux foyers. Mêmes petits, les montants représentent vite une part conséquente des revenus.

« La gratification de la victoire »

A Kibera, le voisin de Jonah, Zedekia Onyango, 34 ans et trois enfants, gagne sa vie comme couturier. Ses vêtements pour femmes lui rapportent entre 700 et 800 shillings par jour. Le jeune homme, maillot de l’équipe d’Angleterre sur le dos, en dépense entre 200 et 300 pour ses paris. Soit 30 % de ses recettes. Zekedia insiste sur le fait de maîtriser ses paris mais admet, sans jamais parler d’addiction, qu’il ne peut s’arrêter. « Car parfois, de temps en temps, je vais mettre 50 shillings et en gagner 1 000 ! » Le plaisir de « cet argent qui n’était pas prévu », dit-il, suffit à le pousser à continuer. Un peu plus loin, Francis Ochwacho Ojango, qui assure être très chanceux avec « Brest et Metz », admet que sa femme voit d’un mauvais œil son activité de parieur. « Mais je lui dis toujours que je dois continuer car, un jour, je gagnerai ! », dit-il.

« Les parieurs recherchent cette gratification de la victoire », analyse Toddy Thaibu, pour qui l’addiction du pays est réelle. « Dans ce sens, c’est comme une drogue car il y a une sensation de plénitude. Les gens vont parler des gains, mais ils ne vous diront pas que cela fait deux ans qu’ils parient tous les jours [sans gagner], ni combien cela leur a coûté au total. Pour ceux qui ont plus de moyens, cela n’a pas tellement d’impact. Mais pour les familles pauvres, l’argent mis dans les paris aurait pu leur servir à financer un projet », regrette-t-il.

Le gouvernement semble vouloir agir contre le phénomène. Après avoir augmenté les taxes sur tous les jeux à 35 % en 2017 (décision sur laquelle il est cependant revenu depuis), il avait aussi commencé à ponctionner les gains des joueurs à hauteur de 20 %. Mais la réglementation a été suspendue en avril par la justice. De plus, l’Etat a annoncé début mai l’interdiction des publicités. Omniprésentes à Nairobi, sur les panneaux d’affichage mais aussi les bus, les voitures ou encore – façon Coca-Cola – sur les devantures des magasins, les couleurs des SportPesa et consorts vont devoir disparaître. De là à penser que le jeu disparaîtra des vies…