Juste après avoir marqué le tir au but de la victoire contre la Chine, à Pasadena, le 10 juillet 1999. / HECTOR MATA / AFP

Il y a eu un avant et un après. Au moment où Brandi Chastain enlève son maillot blanc et tombe à genou, en brassière de sport noire, comment peut-elle se douter que ce geste la propulse instantanément au rang d’icône du soccer et du sport féminin ? Et par la même occasion en une des trois magasines américains les plus prestigieux : Newsweek, Sports Illustrated et Time Magazine.

Le 10 juillet 1999, dans la fournaise californienne (38 oC) qui écrase les 90 000 spectateurs du Rose bowl de Pasadena, la footballeuse américaine n’a pas le temps de penser à l’impact de son geste. Elle est pleinement à sa joie. Grâce à son tir au but transformé face à la Chine, elle vient d’offrir à sa sélection le deuxième titre de championne du monde de son histoire, huit ans après le premier auquel elle avait déjà participé.

Vingt ans plus tard, cette célébration est toujours considérée comme l’image la plus forte d’une Coupe du monde qui a constitué un tournant décisif dans l’immense popularité du football aux Etats-Unis, ancré depuis comme le sport féminin numéro 1.

Mi-avril, Brandi Chastain, 50 ans et toujours aussi affûtée, est de retour sur le campus universitaire de Santa Clara (Californie) après une tournée médiatique où les « 99’ers », les vainqueures du Mondial 1999, ont été fêtées à travers le pays.

Ex-joueuse des Broncos, où elle a rencontré son mari, Jerry Smith, entraîneur de l’équipe de Santa Clara depuis 1987, la championne s’occupe de joueuses âgées de 7 à 18 ans, les Californian Thorns, qui s’entraînent sur le campus où elle exerce également la fonction de coach bénévole auprès de son ancienne équipe universitaire.

Atmosphère unique

Souriante et décontractée, elle n’affiche aucune lassitude à l’idée de raconter une énième fois cet épisode qui a changé sa vie et celle de plusieurs générations de jeunes filles. « J’ai toujours été une fan de soccer. Enlever son maillot pour fêter un but ou une victoire, c’est une action normale de ce sport. Un tas de joueurs le font, confie Brandi Chastain. Ma carrière a connu des hauts et des bas, ça n’a pas été une route droite vers le succès. C’est peut-être pour cela que ma célébration a été si énorme. Un moment de pure joie ! »

Les réactions ont été immédiatement et en grande majorité enthousiastes. Les critiques, venues d’une infime minorité, sont pourtant inévitables : « Pourquoi tu as fait ça ? Tu as sexualisé le sport ou tu as tout planifié pour ton équipementier. » Brandi Chastain s’en défend. « Ce n’était pas prévu une seule seconde. Je ne savais même que j’allais tirer un penalty… »

La Californienne se souvient de l’atmosphère unique qui régnait ce jour-là. Elle égrène les sensations ressenties comme si elle les vivait encore : d’abord l’échauffement qui s’est déroulé à l’intérieur du stade, puis le long tunnel « très noir » qui contraste avec « la lumière qui jaillit », le « brouhaha de la foule », le « vert de la pelouse » et les « couleurs des tribunes ».

A l’époque, la FIFA, qui s’est fait prier pour accepter l’idée d’un Mondial féminin, ne croit pas au succès d’une telle compétition. Les organisateurs américains ont dû insister pour que le tournoi ait lieu dans tout le pays, pas seulement dans un seul Etat, et dans des stades immenses comme le Rose bowl (95 000 places) ou le Giants Stadium (77 000 places) dans le New Jersey.

« Dans leur esprit, le soccer féminin, c’était quelque chose que l’on doit faire mais que l’on n’a pas vraiment envie de faire. D’ailleurs, la FIFA ne pensait même pas que la compétition était digne de s’appeler Coupe du monde et l’avait baptisée Coupe M&M’s », rappelle-t-elle.

La finale est accrochée. Aucune équipe ne parvient à prendre le dessus. Le titre mondial va se jouer aux tirs au but. Michelle Akers, qui devait figurer parmi les tireuses, n’est plus sur le terrain. Le coach Tony DiCicco désigne Brandi Chastain en dernière position. Et il donne une consigne incroyable à sa joueuse qui, si elle est à l’aise avec les deux pieds, utilise normalement le droit dans l’exercice.

« une chance pour la moitié de la population »

Quelques mois auparavant, lors de l’Algarve Cup, Chastain avait raté son penalty face à la même gardienne chinoise. « Il m’a dit : “Tu vas tirer avec le pied gauche” et il est parti. Il n’a pas attendu ma réponse. J’ai dit O.-K., je n’ai même pas réfléchi », confie-t-elle.

« Pour vous ou pour moi, pour n’importe qui, ça aurait été impossible de tirer de son mauvais pied. Pour Brandi, qui est la personne la plus courageuse que je connaisse, il n’y a eu aucun problème », admire Jerry Smith, installé dans son bureau de coach, où trône en évidence la photo quasi mythique de sa célèbre épouse.

Avec le recul, Brandi Chastain a compris pourquoi sa célébration a eu autant de retentissement. « Jamais une compétition de sport féminin ne s’était déroulée à une telle échelle, avec ces audiences énormes dans les stades et à la télévision, analyse-t-elle. Cette célébration a été une chance pour la moitié de la population, une chance pour les jeunes filles de sauter de joie sur leurs chaises, pour les papas de voir que leurs filles pouvaient elles aussi réaliser des choses inédites. »

Quelques jours avant d’entrer dans la légende, Brandi Chastain avait vécu une autre émotion forte, selon elle encore plus déterminante dans son parcours. En quarts de finale contre l’Allemagne, elle inscrit d’abord un but contre son camp dès la 5e minute avant de se racheter plus tard en égalisant à 2-2. Les Etats-Unis l’emportent finalement d’un but et foncent vers le sacre mondial.

« Ce but contre mon camp a été le moment le plus important de ma vie. Ma capitaine est tout de suite venue me réconforter : “Ne t’en fais pas, on va gagner et tu vas nous aider.” Chaque personne a une chance d’influencer positivement la vie d’une autre. Si elle ne l’avait pas fait, nous ne serions certainement pas en train d’avoir cette conversation. » Et les Etats-Unis ne seraient peut-être pas la nation la plus hégémonique du football au féminin.