LA LISTE DE LA MATINALE

« Nouveaux visages », de Danzy Senna, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Yoann Gentric, Editions Actes Sud, 224 p., 22 €. / ACTES SUD

Cette semaine, notre sélection fait une belle place aux histoires de famille : avec Oublier Klara, d’Isabelle Autissier, investigation d’un fils sur sa grand-mère à la demande de son père, entre régime soviétique et Russie ; avec Nouveaux visages, thriller psychologique de l’américaine Danzy Senna, dont le couple de héros interroge sur la division blanc-noir ; et enfin avec Une santé de fer, roman truculent de l’Uruguayen Pablo Casacuberta sur un fils de 49 ans vampirisé par sa mère.

ROMAN. « Oublier Klara », d’Isabelle Autissier

Tressé au fil de trois générations sous le régime soviétique puis russe, ce nouveau roman de l’ex-navigatrice Isabelle Autissier est bâti sur une trinité : le ciel pour Iouri ; la mer pour Rubin, son père, qui fut capitaine d’un chalutier quand les eaux de l’Arctique étaient encore poissonneuses ; la terre pour sa grand-mère, Klara, géologue, que Iouri n’a pas connue.

Rubin, auquel Iouri rend visite en Russie après vingt-trois ans d’exil aux Etats-Unis, sa patrie d’adoption, se meurt à l’hôpital. Le moribond a une requête : que son fils découvre ce qu’il est advenu de Klara, arrêtée par la police politique pour « espionnage » et « propagande contre le pouvoir soviétique » en 1950.

Ultime faveur accordée à un homme qui ne l’aura jamais compris, Iouri accepte la mission qu’il lui confie. Ses investigations débutent dans les archives de Mourmansk. Elles le conduiront sur une île de l’océan Arctique, naguère peuplé par les nomades Nenets.

L’ex-skippeuse appartient désormais au cercle restreint des écrivains possédant les mots pour bien décrire faune et flore. Nommer les espèces, faire ressentir l’altérité ou la familiarité, traduire l’émerveillement des sens… En suivant les pérégrinations de Iouri dans ces terres dévastées, elle exprime, par la puissance de son style iodé, une vérité essentielle : avec le déclin de la biodiversité, c’est la beauté du monde qui disparaît. Macha Séry

« Oublier Klara », d’Isabelle Autissier, Stock, 322 p., 20 €.

« Oublier Klara », d’Isabelle Autissier, Editions Stock, 322 p., 20 €. / STOCK

ROMAN. « Nouveaux visages », de Danzy Senna

Lui a des origines juives et a grandi dans le très huppé Upper East Side, à New York ; elle a été adoptée par une mère noire. Ils se sont rencontrés à l’université Stanford, en Californie. « Maria (…) est fiancée à Khalil, qui l’aime sans équivoque. (…) Maria aime Khalil. De cela, elle ne doute jamais. Il est celui dont elle a besoin, celui qui peut la réparer. » Le ton placide informe le lecteur que les futurs mariés ne sont pas tant les personnages d’un roman que des phénomènes que le livre se propose d’étudier.

La romancière américaine Danzy Senna pousse son habile dispositif jusqu’à intégrer dans le roman le tournage d’un documentaire sur ces « nouveaux visages » dont Khalil et Maria, censés sonner le glas d’une Amérique structurée par la division blanc-noir, sont les protagonistes. Khalil est fier d’incarner cette utopie. Maria, elle, est oppressée. Son quotidien lui devient étranger. Un seul homme l’entête : un poète noir qu’elle se met à filer dans un New York menaçant.

Senna renoue ici avec le thriller psychologique, tout en signant le portrait, d’une ironie cinglante, de cette génération métisse. Maria croise dans les rues de New York des personnages saisis d’un désir panique de renaissance. Telle Nora, une ex-camarade devenue scientologue, qui tente de la convertir en répétant : « Te souviens-tu d’une époque où tu étais vraiment vraie ? » Gladys Marivat

« Nouveaux visages » (New People), de Danzy Senna, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Yoann Gentric, Actes Sud, 224 p., 22 €.

« Nouveaux visages », de Danzy Senna, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Yoann Gentric, Editions Actes Sud, 224 p., 22 €. / ACTES SUD

PHILOSOPHIE. « Les Vices du savoir », de Pascal Engel

Un homme tue deux personnes, et encore deux autres. En comptant ses meurtres, il en trouve trois. Sa faute est d’avoir tué, pas de faire une erreur de calcul. Cet exemple loufoque est instructif : une faute de logique ne constitue pas nécessairement un vice moral. Le travail de l’impressionnant Les Vices du savoir consiste à mettre au clair dans quels cas, et en quel sens, il est légitime de considérer que les transgressions des normes intellectuelles constituent des fautes éthiques.

Avec un luxe de précision dans les argumentations, Pascal Engel montre que l’indifférence envers la vérité est le manquement central à l’éthique du savoir. Dès qu’on considère sans grande importance de négliger la vérité, de fabriquer de fausses nouvelles, de diffuser massivement des foutaises, d’admirer des œuvres seulement parce que d’autres les décrètent admirables, alors on entre dans la dégradation de l’esprit.

Les analyses de Pascal Engel tressent des registres différents. Mais, dans ce foisonnement, se conservent des caractéristiques constantes. A l’opposé de l’époque, ce philosophe ne lâche jamais l’exigence de vérité. Ni par conséquent la cohérence des démonstrations, pas plus que la présentation indispensable des preuves. C’est devenu inhabituel. Voilà qui est inquiétant. Et confirme son propos. Roger-Pol Droit

« Les Vices du savoir. Essai d’éthique intellectuelle », de Pascal Engel, Agone, « Banc d’essais », 616 p., 26 €.

« Les Vices du savoir. Essai d’éthique intellectuelle », de Pascal Engel, Éditions Agone, « Banc d’essais », 616 p., 26 €. / AGONE

ROMAN. « Une santé de fer », de Pablo Casacuberta

Vivre trop longtemps chez sa mère peut se révéler dangereux pour la santé. Fils unique d’une veuve, Tobias Badembauer n’a jamais quitté le cocon familial. A 49 ans, il souffre d’un mal difficilement curable : une « hypocondrie galopante » que sa génitrice se complaît à entretenir. Et il se retrouve bien désemparé le jour où le miraculeux docteur Svarsky, qui l’abreuve de placebos, le laisse subitement en plan.

Celui-ci, en pleine crise conjugale, s’est retranché dans une chambre d’hôtel, tout en haut de l’immeuble où se trouve son cabinet de consultation. Mandaté par la belle-mère du praticien, Tobias va devoir le convaincre de reprendre ses activités.

Mission d’autant plus cruciale que, quelques étages plus bas, une foule croissante d’inconditionnelles vieilles dames attend le retour de ce « génie intouchable ». Et si, pour la première fois de sa vie, Tobias faisait œuvre utile ?

Comment grandir quand, comme dans ce cas précis, le deuil du père, savamment perpétué par sa veuve, empêche toute possibilité de s’assumer ? C’est tout l’enjeu de ce roman truculent de l’écrivain uruguayen Pablo Casacuberta, qui est autant le récit d’une possible renaissance, à la cinquantaine, qu’un réjouissant anti-traité d’éducation à l’usage des mères vampires. Ariane Singer

« Une santé de fer » (La mediana edad), de Pablo Casacuberta, traduit de l’espagnol (Uruguay) par François Gaudry, Métailié, 208 p., 18 €.

« Une santé de fer », de Pablo Casacuberta, traduit de l’espagnol (Uruguay) par François Gaudry, Éditions Métailié, 208 p., 18 €. / MÉTAILIÉ

ROMAN. « Une ville de papier », d’Olivier Hodasava

Cela commence comme un film américain du début des années 1930. Sur l’écran, deux hommes au restaurant : le patron de la General Drafting, entreprise florissante de cartographie routière, et l’un de ses employés, Desmond Crothers. Ce dernier est chargé d’ajouter sur une carte du Maine un lieu inventé de toutes pièces, une « ville de papier », titre du troisième livre d’Olivier Hodasava, qui pourra servir à prouver les éventuels plagiats par des entreprises concurrentes.

L’employé invente ainsi Rosamond, ville qu’il compose en unissant son prénom à celui de sa future épouse, Rosamelia. Mais, par-delà cette donnée romantique, Rosamond reste un piège, un copyright trap. Bientôt, la carte d’une entreprise concurrente indique elle aussi cette ville imaginaire. Pourtant, le procès en contrefaçon est impossible, à cause d’une étrange transmutation : « Si c’était bien Desmond Crothers à la General Drafting qui avait “inventé” Rosamond, Rosamond, depuis, par un subtil effet performatif, s’était mise à exister vraiment. » La ville de papier est devenue une ville réelle.

Depuis la France jusqu’aux Etats-Unis, Olivier Hodasava dessine avec délicatesse l’itinéraire d’un narrateur curieux, à la sensibilité aussi profonde que pudique. Ce livre séduit par son charme maîtrisé. Sophie Benard

« Une ville de papier », d’Olivier Hodasava, Inculte, 136 p., 15,90 €.

« Une ville de papier », d’Olivier Hodasava, Éditions Inculte, 136 p., 15,90 €. / INCULTE