Des Peuls prient dans une mosquée de Sokoto, dans le nord du Nigeria, le 24 avril 2019. / LUIS TATO / AFP

Assis en tailleur, paupières closes et paumes tournées vers le ciel, Saidu Bello se recueille au pied d’un imposant tombeau en marbre recouvert de velours bleu : c’est à Sokoto, vieille cité du nord du Nigeria, que repose Ousmane Dan Fodio, l’un des grands noms de l’islam africain. « Je prie Allah pour qu’il me donne la même force qu’au Shehu [Dan Fodio]. A chaque fois que je doute, je viens ici pour qu’il m’aide à prendre la bonne décision », confie le commerçant de 29 ans.

Dans la pénombre de la pièce, une dizaine de pèlerins récitent leurs prières dans un murmure, égrenant avec dévotion leurs chapelets de perles nacrées. Au Nigeria et dans toute l’Afrique de l’Ouest, pour de nombreux musulmans, Ousmane Dan Fodio est considéré comme un saint. En 1804, ce Peul érudit et réformiste déclare la guerre sainte contre des souverains tyranniques. Il prône l’observance d’un « islam pur » et lance une insurrection qui, en 1808, conduit à l’établissement du califat de Sokoto.

Cet Etat islamique prospère, alors le plus grand d’Afrique, s’étendra du Burkina Faso au Cameroun modernes, jusqu’au renversement du dernier calife, tué par les Britanniques en 1903. Il fallait alors quatre mois pour le traverser d’est en ouest. Leader politique charismatique, Dan Fodio inspirera tout au long du XIXe siècle les djihads peuls en Afrique occidentale : celui de Sékou Amadou, fondateur de l’empire du Macina, ou encore d’El Hadj Oumar Tall, fondateur de l’empire toucouleur.

Un califat basé sur l’esclavage

Dans le flot de pèlerins venus se recueillir, certains viennent d’aussi loin que le Sénégal, les bras chargés d’offrandes. Ils n’ont pas tous lu l’œuvre du « Shehu », à qui l’on doit des dizaines de traités religieux et de poèmes, écrits en haoussa, en arabe et en fulfulde. Beaucoup de ces fidèles sont des bergers peuls qui ne savent pas lire. Mais les imams et les maîtres des madrasa, les écoles coraniques, les leur ont enseignés. « Il a unifié les anciens royaumes haoussa » qui ne cessaient de se faire la guerre et « combattu les injustices sociales et les privilèges indus », raconte Sambo Wali Junaidu, premier conseiller de l’actuel sultan de Sokoto. Descendant direct du premier calife et 20e du titre, Muhammadu Sa’ad Abubakar III reste, aujourd’hui encore, le plus haut dignitaire musulman du pays.

Mais dans un pays déchiré par les violences intercommunautaires, cette lecture historique d’un Dan Fodio « pacificateur » est loin de faire l’unanimité. Un cycle de violences et de représailles oppose en effet, avec une intensité croissante depuis trois ans, éleveurs peuls musulmans et agriculteurs chrétiens au Nigeria. Ce conflit pour l’accès à la terre et à l’eau, dans le pays le plus peuplé du continent avec près de 200 millions d’habitants, touche en particulier les régions fertiles du centre, devenues l’objet d’une compétition féroce qui ranime les vieilles rancœurs ethniques et religieuses.

C’est dans cette « Middle Belt » où se rencontrent un nord à dominante musulmane et un sud majoritairement chrétien que se trouvaient les limites du califat de Sokoto. C’est également dans ces régions habitées par une multitude de peuples animistes que les soldats du califat lançaient razzias et expéditions pour capturer des esclaves. Ces derniers rejoignaient en masse les plantations, les mines de sel ou l’industrie du fer qui faisaient alors la richesse du califat. Une économie entière basée sur le travail servile. Des témoignages de marchands de l’époque donnent une idée de l’ampleur du phénomène : dans la grande ville commerçante de Kano, vers 1824, il y avait pour chaque homme libre environ 30 esclaves.

« Tremper le Coran jusque dans l’océan »

« Cette histoire a laissé un traumatisme profond chez les populations autochtones qui se trouvaient dans la zone d’influence des empires islamiques précoloniaux » et dont beaucoup sont devenues chrétiennes par la suite, explique Alioune Ndiaye, enseignant à l’université de Sherbrooke, au Canada, et spécialiste du Nigeria : « Il y a encore cette peur, chez les populations du sud, que les nordistes viennent “tremper le Coran jusque dans l’océan”, pour utiliser l’expression consacrée. » De fait, à chaque nouvel épisode de violences, la presse nigériane – dont les principaux titres appartiennent à des magnats du sud – n’hésite pas à comparer les éleveurs peuls à des « terroristes ». Elle évoque un « complot peul » ayant pour objectif d’achever l’œuvre de Dan Fodio en islamisant le Nigeria.

Avec l’élection en 2015 du président Muhammadu Buhari, un Peul musulman issu du nord, qui entame son deuxième mandat, leur stigmatisation a encore empiré. Sa lenteur à condamner les massacres, l’incapacité des forces de sécurité à protéger les populations et le fait qu’il ait placé essentiellement des Haoussa ou des Peuls aux postes clés dans l’armée et la police ont attisé les frustrations. « De plus en plus, on entend les accusations d’une ethnicisation du pouvoir de la part du président Buhari, notamment au travers des nominations pour les postes stratégiques de la fédération nigériane », poursuit M. Ndiaye.

Ibrahim Abdullahi, qui représente un syndicat d’éleveurs à Kaduna (nord), estime que l’idée d’un « djihad peul » moderne relève du « pur fantasme » et d’une instrumentalisation politique. A la différence de ce qui se passe au Mali ou au Burkina Faso, où les groupes djihadistes exploitent la fibre ethnique pour recruter parmi les Peuls, au Nigeria les revendications des éleveurs sont généralement déconnectées de toute idéologie religieuse. « La majorité des éleveurs peuls sont pauvres, sans accès à l’éducation, et personne ne porte leur voix, pas même l’élite au pouvoir, poursuit Ibrahim Abdullahi. Il est facile de leur faire porter la responsabilité de tout ce qui va mal dans le pays. »

Sommaire de la série « Peuls au Nigeria »

A travers une série de reportages, une équipe de l’AFP s’est rendue dans plusieurs régions du Nigeria, à la rencontre du peuple peul.