Une vue du périphérique parisien, le 30 août 2016. / PHILIPPE LOPEZ / AFP

Pour le troisième jour consécutif, les métropoles de Paris, Lyon, Marseille, Grenoble ou encore Strasbourg, écrasées par un épisode caniculaire exceptionnel, ont reconduit, vendredi 28 juin, le dispositif de circulation différenciée pour lutter contre un pic de pollution à l’ozone. La mesure impose une interdiction de circulation aux véhicules anciens, étiquetés 3, 4 ou 5 selon le classement Crit’Air, soit théoriquement 58 % des automobiles franciliennes, selon les estimations.

Pourtant, le trafic automobile, notamment en Ile-de-France, est resté ces derniers jours largement équivalent à la moyenne quotidienne, selon le site Sytadin. Mercredi, au premier jour d’application des limitations, le cumul d’embouteillages est même passé dans la catégorie « exceptionnelle », bien au-delà de la moyenne pour un jour de semaine. A 8 h 30 mercredi matin, on comptait ainsi quelque 370 km de ralentissements cumulés dans la région parisienne.

« Un dilemme moral »

Comment s’explique ce fossé entre le comportement des usagers et les politiques de prévention ? Dans un appel à témoignages lancé par Le Monde, nombre de lecteurs nous ont fait part des réflexions qui les ont poussés à poursuivre leurs trajets automobiles, quitte à se mettre hors la loi.

Pour Laure B., 32 ans, qui vit à Créteil (Val-de-Marne) et travaille dans le nord de Paris, ça a été « une décision difficile, comme un dilemme moral ». Mais pour celle qui travaille dans la vente et « se prend des réflexions cinglantes de [ses] responsables quand elle n’est pas présentable à leurs yeux », l’idée d’aller « s’enfermer dans l’enfer des transports en commun » et d’arriver « dégoulinante de sueur » au travail lui faisait craindre pour son emploi. Comme souvent, « il a fallu sacrifier les belles idées sur l’autel du pragmatisme », résume-t-elle.

Comme la jeune femme, beaucoup justifient leur choix par ces trajets difficiles dans des transports en commun irrespirables et saturés, qui les ont fait se sentir comme du « bétail qu’on envoie à l’abattoir ». « Comment s’étonner que je préfère éviter à mes deux enfants un trajet éprouvant dans des rames bondées et asphyxiantes pour les emmener chez le médecin ? », explique Marie-Amélie L., 42 ans, qui a pris sa voiture en Crit’Air 4 pour se rendre mercredi à Lyon chez le dermatologue – à un rendez-vous fixé il y a cinq semaines. Elle a dû attendre 40 minutes dans les bouchons, mais « avec la climatisation, nous pouvions au moins respirer ». Pour cette mère de famille, « tant que les transports en commun ne seront pas améliorés, on ne pourra pas compter sur le seul sacrifice des habitants ».

Pour Mike A., 45 ans, qui vit en Seine-et-Marne mais travaille dans les Hauts-de-Seine, cet épisode caniculaire l’a même dégoûté définitivement du RER. Usager des transports en commun depuis vingt-cinq ans, il a finalement sauté le pas et s’est acheté un scooter pour réaliser ses 30 kilomètres de trajet quotidien. Sur les quatre derniers jours, il a déploré deux trajets de 1 h 50 et de 2 h 10, au lieu de 1 h 15 habituellement.

« Un rêve hors de portée »

A ces difficultés des transports en commun s’ajoute une incompréhension vis-à-vis des critères choisis pour mettre en place la circulation différenciée, qui confine parfois à la défiance envers les pouvoirs publics. Pour Guillaume B., cela n’a « pas de sens » que sa Twingo de 2003, qui produit 138 grammes de CO2 par kilomètre, soit clouée au garage quand celle de son collège de 2007, dont la carte grise dit qu’elle produit, également, 138 grammes de CO2 par kilomètre, a le droit de rouler – ce ne sont pourtant pas les émissions de CO2 du véhicule qui sont concernées mais celles en particules fines et oxydes d’azote. « Ainsi en a décidé le ministre, du jour au lendemain », déplore l’automobiliste, qui y voit une décision arbitraire. D’autres sont plus virulents contre ces politiques publiques qui « oublient que la plupart d’entre nous n’ont pas le choix, car acheter une voiture neuve est un rêve hors de portée », souligne Damien F., apprenti plombier de 26 ans, qui peine déjà à rembourser son prêt étudiant.

Alors, pour beaucoup, la solution a été de braver l’interdit. « Tout en sachant qu’il n’y aurait de toute façon pas vraiment de contrôle », reconnaît Laure B. Tous risquaient pourtant une amende de 68 euros pour une automobile ou un deux-roues motorisé et de 135 euros pour un poids lourd. Mercredi, lors de la première journée de circulation différée, seuls 2 688 véhicules ont été contrôlés, qui ont donné lieu à 463 procès-verbaux à Paris et dans la petite couronne, selon les chiffres de la préfecture. Jeudi à 18 heures, les chiffres restaient relativement identiques : sur 2 176 véhicules contrôlés, 439 ont été verbalisés pour non-respect de la mesure, soit un sur cinq. Jean-Pierre K., 74 ans, regrette une « interdiction très peu efficace, faute de présence policière suffisante, qui n’incite pas à changer les pratiques ».

« On se dit toujours qu’il y a plus urgent »

C’est que les effectifs de policiers restent les mêmes que d’ordinaire, reconnaît-on à la préfecture. En outre, l’appréciation de mettre ou non une contravention lors du contrôle est laissée aux agents. Il n’est pas rare qu’ils se contentent d’un rappel à la loi.

Pour le premier adjoint à la mairie de Paris, Emmanuel Grégoire, ces nombreuses infractions constatées depuis trois jours ne sont pas une surprise. « La mesure n’est pas encore installée dans les esprits », justifie l’élu au Monde, déplorant toutefois une consigne donnée tard mardi en fin d’après-midi. Reste que la situation « n’est pas dramatique » pour autant, selon lui : « On considère que c’est urgent, mais qu’il faut laisser les gens se familiariser avec cette mesure, et les accompagner avec pédagogie. » Et d’évoquer notamment les mesures prises, comme la gratuité du stationnement résidentiel, ou encore la mise en place du forfait spécifique « pic de pollution » dans les transports en commun.

Même son de cloche du côté de l’Eurométropole de Strasbourg (Bas-Rhin), dont la vice-présidente, Françoise Bey, expliquait à l’Agence France-Presse jeudi que « la pédagogie est importante », sans quoi « on a l’impression de toucher à la liberté de déplacement ». A Marseille, où la mesure était expérimentée pour la première fois, les automobilistes « ne savent même pas comment on s’y prend », résumait Samia Ghali, sénatrice des Bouches-du-Rhône, au micro de France Info. « On est malheureusement toujours dans le déni. On fait toujours semblant de ne pas voir. »

Agir sans braquer, c’est là toute la difficulté de cette mesure de santé publique qui vient subitement bousculer l’organisation du quotidien. « On nous demande de faire des efforts en nous obligeant à nous entasser les uns sur les autres en dernière minute, et on attend de nous qu’on obéisse sans protester, résume Antoine V., agent immobilier de 44 ans. On sait qu’il faut que le changement commence quelque part, mais on se dit toujours qu’il y a plus urgent et qu’il y a des actions qui n’impliquent pas d’avoir le nez dans l’aisselle de son voisin. »

Pollution de l’air : la circulation alternée est-elle vraiment efficace ?
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