Vue de Paris un jour d'alerte à la pollution. / STÉPHANE DE SAKUTIN / AFP

Depuis le début de la vague de chaleur inédite que connaît la France, plusieurs grandes agglomérations ont décidé de restreindre la circulation automobile en ville, afin de lutter contre d’importants pics de pollution. Mais ce dispositif, qui sanctionne pourtant d’une amende les voitures anciennes qui bravent l’interdit, peine à s’imposer.

Pour Lionel Charles, chercheur indépendant auteur de nombreux ouvrages sur la pollution atmosphérique, ce manque d’adhésion populaire est lié à une gestion trop institutionnelle du problème sanitaire.

Mercredi en Ile-de-France, alors qu’était mise en place la circulation différenciée, des embouteillages d’une importance exceptionnelle ont été observés. Comment expliquer ce paradoxe ?

D’abord, il faut se souvenir qu’à partir du moment où on cherche à conditionner l’action des gens, on provoque souvent un sentiment de rejet où chacun a, au contraire, besoin de marquer son indépendance.

Ce qui continue de manquer, c’est un travail de fond pour impliquer chacun individuellement à son échelle, et éviter des injonctions contre-productives. Ce n’est pas surprenant d’en arriver là quand on voit la légèreté avec laquelle, historiquement, la France a abordé la question de la communication environnementale.

Vous avez le sentiment que l’enjeu de la pollution de l’air n’est pas encore pris au sérieux ?

La pollution atmosphérique urbaine est un enjeu récent, qui n’a émergé que dans les années 1990. Avant cela, ce n’était considéré qu’au niveau industriel.

La première loi sur le sujet date de 1996. L’année suivante paraît la première étude qui montre que 19 000 personnes meurent chaque année en France à cause de la pollution de l’air. Elle a provoqué un tollé, de nombreuses personnalités politiques et médiatiques dénonçant une aberration ; on accuse alors les chercheurs d’exagérer.

Aujourd’hui, les dernières études évoquent plutôt 48 000 décès par an, et pourtant on a toujours autant de polémiques. La notion sanitaire du problème ne pénètre pas dans les esprits.

Il y a pourtant eu cette loi de 1996, plusieurs plans nationaux… Pourquoi restent-ils relativement inefficaces ?

Une succession de plans plus ou moins ambitieux, commandés par le ministère, ont mis en place des structures ou des instances sans réel pouvoir d’action. Ce qui manque à la loi sur l’air, c’est une dimension opérationnelle. Un vrai pouvoir à la bonne échelle, avec les bons acteurs locaux. Tout est resté beaucoup trop institutionnel.

L’Etat continue à ne pas assez déléguer. Il y a des consignes édictées par le ministère que les différents échelons des collectivités locales ont à faire appliquer, en jonglant avec les chevauchements d’impératifs.

A ce titre, la région parisienne est particulièrement caricaturale, entre les différents départements, la région, la Ville de Paris, les ministères, et toutes les divergences de vision politique et d’agenda entre ces instances qui se taclent mutuellement sur les choix opérés. On se retrouve avec une cacophonie délirante. Résultat, il y a souvent des zones grises.

Avez-vous des exemples ?

Dans le cas de la circulation différenciée, c’est éloquent. La mesure est mise en œuvre, et dans le même temps, on donne comme consigne aux policiers de la faire appliquer en fonction de leur appréciation. Si on voulait de l’efficacité, il faudrait déployer des centaines d’agents. On est dans la demi-mesure permanente.

De la même manière, on a repris ce système d’alerte [la circulation différenciée doit désormais être déclenchée automatiquement si le seuil d’information sur un polluant est dépassé pendant deux jours au moins, ou dès que le seuil d’alerte est atteint] qui avait été conçu plutôt pour le secteur industriel, qui joue sur la peur et pas sur l’adhésion. Cela ne peut pas fonctionner à l’échelle d’une ville, où du jour au lendemain tous les habitants devraient modifier leurs pratiques avant de reprendre leurs habitudes, jusqu’au prochain pic de pollution.

Cela crée beaucoup d’incompréhension et un manque de confiance. Alors au milieu de ça, les gens prennent ce qu’ils veulent. La gestion nationale fait oublier les responsabilités individuelles. Sur l’autoroute, on voit bien ces messages inscrits sur les panneaux, « pic de pollution : diminuez la vitesse de 20 km/h », mais qui l’applique ? C’est un des nombreux dispositifs faibles mis en place.

N’est-ce pas le cas dans d’autres pays ?

J’ai mené plusieurs études dans le monde anglo-saxon. L’environnement y est davantage perçu comme opératoire. A Londres, par exemple, cela fait une vingtaine d’années que des péages urbains ont été mis en place, les transports en commun ont été sans cesse améliorés, et il y a une tradition civique et peu de défiance envers l’Etat. Cela donne globalement quelque chose qui fonctionne.

Or, cette logique d’action manque considérablement à la tradition française. L’environnement y reste toujours une construction imagée, lointaine, quasiment un concept abstrait. Il y a une mise à distance. Globalement, on sait qu’il y a un problème, mais on se retrouve dans une situation où tout le monde est responsable de tout, mais personne n’est responsable de rien.