Ce jour-là, la radio nationale béninoise diffuse un débat sur la sexualité précoce. « On nous dit qu’il faut parler à nos enfants. Mais nous qui avons été éduqués dans un monde où la sexualité est taboue, nous nous demandons comment faire. Qu’est-ce qu’il faut leur dire ? », lance un auditeur. L’interpellation résume une préoccupation nationale : selon une étude du ministère béninois du plan et du développement, en 2017-2018, une adolescente (15-19 ans) sur cinq avait déjà été ou était enceinte d’un premier enfant.

Dans l’Atacora, zone rurale au nord du Bénin, ce chiffre grimpe à 31 %. En cause, le manque de dialogue intergénérationnel et d’échanges de qualité sur les relations affectives et sexuelles. Les acteurs éducatifs évoquent aussi ce miroir que la société tend aux jeunes filles : « Quand on est appelée à se marier et devenir mère, puisque la vie est courte, puisqu’un enfant fera la fierté de sa famille, pourquoi attendre ? », explique Emmanuel Bouraima, directeur de l’école de Gouandé, gros village de l’Atacora, résumant les dires de certains parents. Sur son bureau, il parcourt le registre d’inscriptions de l’année 2018-2019 : 39 % des élèves du collège sont des filles. Au lycée, l’effectif chute à 15 %.

Lors d’un match entre les Gazelles et Dassari. / OLIVIER PAPEGNIES / COLLECTIF HUMA

Ici, le village s’est lancé dans une lutte pour l’émancipation de ses filles. Dans cette démarche, il détient un atout : une équipe de footballeuses. En deux ans, celles-ci ont marqué les esprits et tracé de nouvelles voies. Refusant d’être enfermées dans un statut de femmes fragiles, incompétentes ou uniquement vouées à la maternité, elles se sont rassemblées pour défendre leur place sur tous les terrains.

« Avec l’équipe, on les surprends tous »

Les « Gazelles de Gouandé », comme elles se sont baptisées, ont été créées, comme quinze autres équipes à travers le Bénin, à l’initiative du programme « Impact’Elle » : lancé en 2017 par l’ONG Plan International, il associe le sport à des séances de sensibilisation pour aider les jeunes filles à s’affirmer et s’affranchir des stéréotypes.

Virginie fait partie des premières joueuses à avoir intégré ce club. « Ici, on n’accorde pas beaucoup de valeur à la fille. Mais, avec l’équipe, on les surprend tous par nos victoires et notre travail. » « Tous », c’est surtout son père, aux yeux duquel Virginie tente d’exister. Il y a quelques années, au terme de sa cinquième année de collège, il lui lance qu’il n’a « plus de temps à perdre » avec elle. Si elle veut poursuivre sa scolarité, elle devra se débrouiller. « Il n’a pris en charge que mes frères. Ça a créé beaucoup de débats avec ma mère mais il est resté sur sa position. Mon père ne me prenait pas en considération. »

A Gouandé, 39 % des élèves seulement sont des filles au collège. Au lycée, l’effectif chute à 15 % / OLIVIER PAPEGNIES / COLLECTIF HUMA

A 22 ans, Virginie compte parmi les rares filles du village à avoir obtenu son bac et à suivre un cursus universitaire en ville. L’étudiante rêve d’ascension et de projets à la mesure de ses aspirations. Lorsqu’elle cite un « philosophe », c’est pour faire sien un des préceptes de… Bill Gates : « Si tu nais pauvre, ce n’est pas ta faute. Si tu meurs pauvre, c’est de ta faute. »

Virginie voudrait s’assurer que ses frères et sœurs ne manqueront de rien. Que sa mère aura un jour le repos qu’elle mérite. « Je suis le Messi de ma famille », affirme la jeune femme sans sourciller, consciente du jeu de mot et de l’assurance qu’elle dégage.

Facteur de protection

Parmi les Gazelles, elle fait figure de grande sœur. « Je leur dis toujours qu’elles sont importantes, qu’elles peuvent mieux réussir leur vie. » Le coach la cite en exemple. Une responsabilité que la jeune femme assume. Mais l’ambition personnelle et la détermination ne peuvent pas être les seules armes du changement : « Il faut que les hommes bougent, qu’ils nous cèdent du pouvoir ! »

S’épanouir est un sport collectif. Après chaque entraînement, les Gazelles se retrouvent pour discuter, partager des conseils, trouver des solutions aux obstacles qu’elles rencontrent. Elles développent leurs projets, s’encouragent, apprennent aussi à faire face au regard plus ou moins bienveillant de la communauté.

Ce sont souvent les mêmes questions qui reviennent : « Est-ce qu’une fille peut jouer au ballon ? » ; « Est-ce que ce n’est pas dangereux ? » Sans compter les rumeurs : « Ce ne sont pas de vraies filles » ; « Elles sont très proches de leur coach »… Le harcèlement est l’un des risques fréquemment encourus. Le fait de faire partie de l’équipe est déjà un facteur de protection. « Les hommes savent qu’on connaît nos droits et qu’on peut se défendre », lance Virginie.

Lors d’un match entre les garçons du village et leurs professeurs, le 22 février. / OLIVIER PAPEGNIES / COLLECTIF HUMA

La situation ne plaît pas à tout le monde. En tant que coach, Dominique Kouago est fréquemment victime de la vindicte populaire : « On me dit “tu nous arraches nos sœurs” ; “Tu leur dis de ne plus chercher de garçons” ; “Quand on appelle les filles, elles ne nous écoutent pas”. » Il ne s’en formalise pas : « Ce sont les mêmes qui viendront me remercier plus tard. »

« Beaucoup m’ont demandé comment je pouvais la laisser jouer alors que c’est un sport de garçons mais je n’ai jamais voulu l’empêcher de faire quelque chose qui va dans le sens de son développement », relève la mère de Virginie. Comment ne pas me réjouir aujourd’hui ? Ma fille prend soin de sa santé, développe plein de connaissances et a des amis dans tout le Bénin. »

En deux ans, les commentaires négatifs ont fait place à l’admiration. On raconte que les Gazelles n’ont jamais concédé une victoire à leurs adversaires. Sourire en coin, Yvette, membre de l’équipe, renchérit : « Dans l’Atacora, il y a le village de Kouandé et celui de Gouandé. Aujourd’hui, plus personne ne les confond. »

Laure Derenne

Quand la pratique du foot se fait miroir de la condition féminine

« What the Foot ?! », le projet du Collectif HUMA, documente la passion et l’engouement des femmes de foot, autant que les obstacles qui se dressent devant elles et les espoirs qu’elles nourrissent. De la Jordanie au Bénin, en passant par l’Inde, le Mexique et finalement la Belgique, nos reporters donnent la parole à celles qui dribblent les préjugés et prennent la société à contre-pied.

Une série de reportages de Laure Derenne, Johanna de Tessières, Valentine Van Vyve, Virginie Nguyen, Sabine Verhest, Fréderic Pauwels et Olivier Papegnies.

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2/5 A Molenbeek, le football contre la stigmatisation

3/5 Les filles du Jharkhand s’émancipent ballon au pied

4/5 Le football, antidote à la rue à Tijuana