Au pas de course, Prisca Pkan mène la danse. Déterminée, cette Ivoirienne de 28 ans, regard et sourire avenants, sait exactement quels trottoirs emprunter et comment venir en aide aux femmes qui vivent dans la rue. Il faut dire que Prisca était à leur place il n’y a pas si longtemps.

Début 2018, lorsqu’elle est arrivée à Paris, elle a passé six mois à dormir dans le métro, quand elle n’était pas bringuebalée entre les différents lieux d’accueil pour femmes en région parisienne. Pendant cette période, il a fallu trouver à manger et à boire, prévoir où dormir en sécurité et se laver… Sans oublier la délicate gestion de ses règles.

Comme beaucoup de femmes dans son cas, Prisca utilisait surtout le papier toilette des WC publics, quand elle en trouvait. « Je le pliais avant de le glisser dans ma culotte. Je n’avais pas d’autre choix, je ne connaissais aucune autre femme et aucune association », explique-t-elle.

Prisca Pkan, 29 ans, est aujourd’hui une « femme repaire » à l’ADSF. Un statut honorifique mais primordial pour nouer des relations avec les femmes isolées. / JULIE BALAGUÉ POUR « LE MONDE »

A la faveur d’une rencontre avec une membre de l’Association pour le développement de la santé des femmes (ADSF), en mai 2018 dans un lieu d’accueil de nuit situé dans le 12e arrondissement de Paris, elle s’est plongée à corps perdu dans le bénévolat. « Ça m’a permis de me sentir utile et responsable. » Aujourd’hui, elle a trouvé un logement et a été nommée « femme repaire » (sic) par l’association, un statut honorifique mais primordial pour nouer des relations avec les femmes isolées.

« Besoins vitaux »

Cet après-midi de juin, sous des températures étouffantes, l’équipe de cinq bénévoles descend la rue Ordener, avant d’emprunter le boulevard Barbès, le boulevard de Rochechouart, celui de Clichy, et enfin les avenues de Clichy puis de Saint-Ouen. Huit kilomètres de marche ponctués par quatorze rencontres. Prisca Pkan, Patrick Bar, la cinquantaine, et Léna Fischbein, psychologue chargée de la préparation des maraudes, traînent un chariot noir rempli de kits d’hygiène avec deux autres bénévoles.

En 2018, les bénévoles de l’ADSF ont distribué 4 800 kits individuels à des femmes SDF. A l’intérieur : gel douche, shampooing, brosse à dents, dentifrice, déodorant, lingettes, préservatifs et serviettes hygiéniques. Des produits de première nécessité difficilement accessibles pour les plus de 50 000 femmes sans domicile en France, selon une étude de l’Insee en 2012.

Les kits d’hygiène confectionnés et distribués par l'ADSF contiennent, entre autres, des protections hygiéniques, du savon, une brosse à dent et du dentifrice. / JULIE BALAGUÉ POUR « LE MONDE »

« Le kit d’hygiène correspond aux besoins vitaux et c’est aussi une manière d’entrer dans un échange », indique Léna Fischbein, qui participe également à leur confection.

A travers un moment d’écoute bienveillant, les bénévoles interrogent la santé physique et psychique des femmes rencontrées, tendent l’oreille afin de nouer un lien. Même si les mots sont souvent rares, et parfois dans un français approximatif – la plupart des femmes rencontrées sont des migrantes –, les regards émus et les nombreux remerciements attestent de l’aspect précieux de cette distribution.

Au-delà de l’aide matérielle, les femmes, qui se rendent pour beaucoup invisibles car elles vivent quotidiennement dans la peur d’être agressées, ont besoin de considération et de réconfort. Anne Bachellier, sage-femme qui a récemment rejoint l’association créée en 2001, dénonce le fait que l’impact du cycle hormonal sur le moral des femmes soit globalement minoré. « On atteint un summum de vulnérabilité, un pic d’émotions durant ses règles, et cette fatigue physique demande davantage de protection. On a encore plus besoin d’un cocon à ce moment-là. »

C'est la première fois que les bénévoles rencontrent cette femme qui vit dans la rue. Ils en profitent pour lui demander ce dont elle a besoin. / JULIE BALAGUÉ POUR « LE MONDE »

« Les toilettes payantes nous rendent la vie impossible »

Dans les locaux de l’ADSF, proches de la porte de Saint-Ouen, une autre « femme repaire » s’active pour aider les personnes menstruées dans le besoin. Agathe, 21 ans à peine, a passé plus de trois ans dans la rue. Avec sa voix un brin éraillée et son débit mitraillette, elle raconte qu’à la difficulté de trouver des protections hygiéniques s’ajoute celle d’avoir accès à des lieux pour en changer.

« Quand vous devez vous changer six à sept fois par jour, que les toilettes publiques sont souvent sales, ou inutilisables, vous finissez par vous changer dans les toilettes des fast-foods car c’est l’un des seuls endroits où cela est encore possible de négocier. Même les toilettes des gares deviennent payantes et ça nous rend la vie impossible. »

Alexia, Mélissa et Prisca, des bénévoles de l’ADSF pendant une maraude à Paris, le 27 juin. / JULIE BALAGUÉ POUR « LE MONDE »

La perte de notion du temps est un autre obstacle à dépasser pour les femmes SDF. « C’est impossible de prévoir l’arrivée de ses règles. Parfois, trois jours donnent l’impression de trois semaines et inversement », explique l’ex-SDF. Sans compter qu’il se révèle très compliqué de garder une réserve de tampons ou de serviettes hygiéniques quand elles doivent subir les assauts de la pluie, du soleil, de la poussière et la perte ou le vol de leurs affaires.

Si ces femmes parviennent à surmonter ces difficultés, elles ne sont pas à l’abri d’un autre problème de taille. Celui d’un fort dérèglement de leur cycle menstruel ou même de l’arrêt de leurs règles, causés par les divers traumatismes et le stress auxquels est soumis leur corps.

Pour pouvoir apporter une aide globale, l’ADSF a alors mis sur pied des groupes de parole consacrés à la santé et à la sexualité. Pour Marème Sylla, sage-femme sénégalaise de 34 ans responsable de ces groupes, il est indispensable d’orienter ces femmes vers des structures appropriées, mais aussi de « mettre des mots là-dessus ».