Le groupe de blues touareg Tinariwen à Nice en 2012. / VALERY HACHE/AFP

« Notre musique exprime la soif de liberté du peuple touareg ainsi que son aspiration au respect et à la dignité. Nous assumons ce discours clairement politique. C’est un combat de chaque instant. » Les accents guerriers d’Eyadou Ag-Leche tranchent avec son allure princière et ses manières élégantes. Son grand boubou de bazin bleu azur, rehaussé d’un chèche blanc sur la tête, lui va à ravir. Installé à la terrasse d’un riad, le bassiste de Tinariwen, ces bluesmen touaregs maliens qui ont conquis le monde il y a vingt ans, sirote un thé à la menthe en observant la danse des vagues au pied des remparts de la médina d’Essaouira.

La veille au soir, Tinariwen a tenu en haleine le public de la 22e édition du Festival gnaoua et musiques du monde, qui s’est déroulé du 20 au 23 juin dans cette petite ville du littoral atlantique marocain. S’il se dit heureux de la fusion que son groupe a réalisée avec la troupe du mâalem Moustapha Baqbou, Eyadou Ag-Leche ne semble pas vouloir épiloguer sur le concert, se lance dans une tirade sur la situation sécuritaire de ces derniers mois au centre du Mali.

Naissance en Libye

« Dogons et Peuls se massacrent… De la pure folie ! Nous, nous avons une cause à défendre. Eux, quel est leur problème ? », s’interroge le quadragénaire, réputé radical. « Chacun de nous l’illustre a sa manière. Mais nous sommes tous des militants politiques qui essayons d’aider l’Afrique avec la musique comme seule arme », tient à préciser Eyadou Ag-Leche, dont la proximité avec le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) n’est pas un secret. Son père est un ancien colonel du MNLA, mouvement indépendantiste armé impliqué dans la guerre qui déstabilise le Mali depuis 2012. Alors, « la musique comme seule arme » ? Peut-être aujourd’hui, mais il n’en a pas toujours été ainsi pour Tinariwen.

L’histoire de ce groupe originaire de l’Adrar des Ifoghas, un massif désertique entre l’extrême nord du Mali et le sud de l’Algérie, est intimement liée à celle de la rébellion touareg déclenchée lors de l’indépendance malienne, au début des années 1960. Ibrahim Ag-Alhabib, l’un des fondateurs de cette bande de musiciens nomades aux côtés de Hassan et d’Alhousseini Ag-Abdoulahi, raconte avoir vu son père se faire massacrer lors du premier soulèvement des Touaregs, en 1963. Ce traumatisme va forger sa conscience politique et un engagement sans borne pour la cause des nomades touaregs.

Tinariwen naît en exil en 1982. Plus précisément en Libye, dans les camps d’entraînement militaire du colonel Mouammar Kadhafi. De retour au bercail, kalachnikov en bandoulière et guitare à la main, ils deviennent les porte-voix de la deuxième rébellion des « hommes bleus » marginalisés par Bamako, de 1990 à 1996. « Il ne s’agissait pas seulement de motiver les combattants avec des chansons. On peut dire que Tinariwen est à l’origine du soulèvement », rectifie le bassiste Eyadou Ag-Leche, qui ne rejoint la bande de musiciens-soldats que peu de temps avant l’explosion de 2006. « Une période difficile, où, bannis du Mali, nous avons de nouveau été contraints à l’exil », se souvient-il.

Tinariwen (+IO:I) - Sastanàqqàm
Durée : 03:23

Tinariwen a officiellement abandonné la lutte armée. Notamment après le déclenchement de la guerre de 2012, qui a transformé leur région de l’Azawad en ligne de front dans la lutte contre les islamistes terroristes. Mais ses membres continuent de militer avec ardeur pour la reconnaissance de leur langue, le tamasheq, l’accès aux soins et à l’éducation. Les six artistes poursuivent leur combat au travers de mélodies mélancoliques portées par l’assouf, rythme berbère associé à des notes de guitare électriques. Une musique tout à fait comparable à la saudade cap-verdienne ou au blues.

« Chercher son chemin »

En témoigne leur prochain album, Amadjar (l’étranger en tamasheq), le neuvième en trente ans de carrière, dont la sortie est annoncée le 6 septembre. Les « bluesmen du désert » en ont livré un aperçu au festival gnaoua d’Essaouira. Il s’agit d’un opus de 13 titres, que le groupe défendra lors d’une tournée internationale de deux mois à l’automne, dont un concert à Paris. Amadjar explore la quête de soi et le sens du partage et de la solidarité. « Des questions incontournables pour nous, les nomades, toujours en train de chercher notre chemin », explique Eyadou Ag-Leche, qui consent enfin, depuis le début de l’entretien, à parler d’autre chose que de son engagement militant. L’album a été enregistré dans le désert de Mauritanie comme le précédent l’avait été dans celui de M’Hamid Al-Ghizane, au Maroc. Comme Emmaar l’avait été dans le désert de Californie. Comme ils avaient enregistré Tassili, à Djanet, au sud-est du Sahara algérien, en 2012.

Si cet album de 2012 leur a valu un Grammy Award, la consécration internationale des musiciens touaregs de Tinariwen remonte à quelques années plus tôt. Premiers concerts en France au début des années 2000, à la suite de leur rencontre avec le groupe Lo’Jo d’Angers ; collaborations avec des stars du rock telles que Carlos Santana ou Robert Plant, ex-chanteur de Led Zeppelin ; concerts au côté, notamment, des Rolling Stones ou des Red Hot Chili Peppers. Le parcours atypique, voire romanesque, de Tinariwen, complété par une musique berbère totalement réinventée avec l’apport de la guitare électrique, a fait le reste. « Nous ne sommes pas seulement un groupe musical. Nous sommes un mouvement culturel autant qu’une plateforme politique et militante », rappelle une énième fois le bassiste Eyadou, dans l’un de ces gestes amples dont seuls les princes du désert ont le secret.