Sepp Blatter, en décembre 2014. / Christophe Ena / AP

A 83 ans, Sepp Blatter n’est plus en première ligne et coule une retraite paisible en Suisse. Suspendu six ans par les instances disciplinaires de la Fédération internationale de football (FIFA), l’ex-président de l’instance mondiale (1998-2015) intéresse toutefois encore la justice. Selon nos informations, la justice française souhaiterait réentendre le Valaisan dans le cadre de son enquête sur l’attribution controversée de la Coupe du monde 2022, au Qatar.

En avril 2017, des magistrats du Parquet national financier (PNF) avaient interrogé M. Blatter comme témoin, à Zurich, dans le cadre d’une procédure d’entraide avec les autorités helvétiques. Le patriarche avait été questionné dans le cadre de l’enquête préliminaire pour « corruption privée », « association de malfaiteurs », « trafic d’influence et recel de trafic d’influence », ouverte en 2016.

Cette fois, les enquêteurs voudraient l’auditionner en France, loin de son domicile zurichois, afin d’approfondir certains points relatifs à la campagne d’attribution. Et ce quelques semaines après la garde à vue, le 19 juin, de l’ex-président suspendu de l’Union des associations européennes de football (UEFA), Michel Platini, dans le cadre de ce dossier. A ce stade, aucune charge n’a été retenue contre l’ex-numéro 10 des Bleus dans la mesure où l’enquête n’est que dans sa phase préliminaire.

« Je suis disposé à répondre à la justice française, mais en Suisse »

Contacté par Le Monde, M. Blatter assure qu’il est « disposé à répondre à la justice française, mais en Suisse. » Depuis qu’il a remis son mandat à disposition, en juin 2015, à la suite du coup de filet anticorruption de la justice américaine, l’octogénaire n’a quitté son pays natal qu’à une seule reprise : convié par Vladimir Poutine, il s’était rendu en Russie, lors du Mondial 2018.

Le PNF s’intéresse, entre autres, au déjeuner organisé le 23 novembre 2010 à l’Elysée, en présence de Nicolas Sarkozy, de Michel Platini, de l’émir actuel du Qatar, Tamim Al-Thani, du cheikh Hamad Ben Jassem, alors premier ministre et ministre des affaires étrangères de l’émirat, ainsi que de Claude Guéant, secrétaire général de l’Elysée, et de Sophie Dion, conseillère technique chargée des sports de M. Sarkozy.

Cette dernière avait également été placée en garde à vue par l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) dans le cadre de cette enquête « visant des faits présumés de corruption active et passive de personne n’exerçant pas de fonction publique ». Claude Guéant a aussi été auditionné, mardi, sous le statut de « suspect libre ». Les enquêteurs souhaitaient confronter les versions de M. Platini, de M. Guéant et de Mme Dion.

Le bonus d’Al-Jazira

La justice française s’intéresse par ailleurs aux récentes révélations du Sunday Times, selon lesquelles un contrat a été passé entre la FIFA et la chaîne Al-Jazira, trois semaines avant le vote d’attribution du 2 décembre 2010. Un bonus de 100 millions de dollars (89 millions d’euros) était prévu en cas de victoire du Qatar. La somme a été versée à la FIFA. Par ailleurs, la FIFA a proposé 200 000 dollars de bonus à chacun des membres votants de son comité exécutif avant le scrutin. Elle avait justifié ce « geste » par le succès du Mondial 2010, en Afrique du Sud.

Sepp Blatter assure avoir voté pour les Etats-Unis et regretté la victoire du Qatar. Or, plusieurs indices et sources laissent supposer qu’il a donné sa voix à l’émirat lors du quatrième et dernier tour de scrutin. En 2008, il avait donné son feu vert à l’émir du Qatar, Hamad Al-Thani, désireux de présenter la candidature de son pays à l’obtention du Mondial. M. Blatter avait ensuite fait volte-face et avait vainement tenté de convaincre les Qataris de se retirer de la course en échange de l’organisation de compétitions subalternes.

« Le choix du Qatar résulte de l’intervention française, qui a changé quatre voix », a toujours martelé l’ex-patron du foot mondial. Depuis plusieurs années, le déjeuner du 23 novembre 2010 est devenu un angle d’attaque pour M. Blatter, soucieux de déstabiliser Michel Platini, devenu son adversaire politique.

Plainte pour « préjudice moral » contre la FIFA et son successeur

Sur tous les fronts, M. Blatter a par ailleurs décidé de porter plainte auprès de la justice suisse pour « préjudice moral » contre la FIFA et son président Gianni Infantino, élu en 2016 et reconduit pour quatre ans, le 5 juin. « La décision est prise. La plainte est en préparation chez un avocat spécialiste du droit civil et va suivre incessamment », précise-t-il.

M. Blatter reproche à son successeur et à l’organisation de l’avoir accusé, en 2016, d’avoir prétendument touché un bonus de 12 millions de francs suisses à la suite de la Coupe du monde 2014, au Brésil. L’ex-président de la FIFA conteste ces allégations et confirme avoir perçu « un gros bonus de 10 millions de francs suisses » en raison du « succès » du Mondial 2010, en Afrique du Sud. Par ailleurs, M. Blatter réclame une soixantaine de montres de collection toujours en possession de la FIFA.

Depuis septembre 2015, le Valaisan fait l’objet d’une procédure pénale, ouverte par le Ministère public de la Confédération helvétique (MPC), dans le cadre de la fameuse affaire du paiement de deux millions de francs suisses (1,8 million d’euros) fait, en 2011, à Michel Platini. Ce dernier a été mis hors de cause, en mai 2018, par le parquet suisse.

La récusation du procureur Michael Lauber

Le MPC soupçonne d’autre part M. Blatter d’avoir signé, en 2005, « un contrat défavorable à la Fifa » avec l’Union caribéenne de football, dont le Trinidadien Jack Warner était le président. Depuis près de quatre ans, le MPC ne s’est toujours pas prononcé sur la procédure pénale visant M. Blatter, qui espère la clôture de l’enquête.

Enième rebondissement, le procureur général suisse Michael Lauber, chargé des affaires de scandales de corruption liées à la FIFA depuis 2015, a été récusé, lundi 17 juin, par la cour des plaintes du Tribunal pénal fédéral (TPF) suisse de Bellinzone.

« Je recommence à avoir confiance en la justice suisse », avait ironiquement glissé au Monde M. Blatter, après la récusation de M. Lauber.

Deux demandes de récusation avaient été émises en novembre 2018 par le Français Jérôme Valcke, ex-secrétaire général de la FIFA (2007-2015), qui fait l’objet de procédures pénales ouvertes en 2016 et 2017 par le ministère public de la Confédération helvétique (MPC). Un second prévenu avait fait la même requête : Markus Kattner, l’ex-directeur financier de la FIFA.

Dessaisi du dossier du « FIFAgate », M. Lauber a décidé de contre-attaquer. Le MPC a ainsi déposé une demande de récusation contre le président de la Cour des plaintes du TPF auprès de la Cour d’appel du tribunal basé à Bellinzone, sous la forme d’une demande de révision.

Michael Lauber, défendu par l’avocat de M. Blatter ?

Candidat à sa réélection, en septembre, M. Lauber fait par ailleurs l’objet d’une enquête disciplinaire de l’Autorité de surveillance du Ministère public de la Confédération (AS-MPC) pour avoir rencontré à trois reprises (en 2016 et 2017), de manière informelle, Gianni Infantino. Le contenu des échanges, qui ont eu lieu en dehors de tout cadre procédural, n’a jamais été notifié.

Selon les journaux du groupe suisse Temedia, M. Lauber aurait engagé le cabinet zurichois Erni Caputo pour le défendre dans le cadre de l’enquête disciplinaire de l’AS-MPC. Sauf que Me Lorenz Erni, avocat reconnu à Zurich, se trouve être par ailleurs le conseil de… M. Blatter. Cette situation est susceptible d’alimenter les soupçons de conflit d’intérêt.

« J’ai décidé de ne pas faire de commentaires sur cette nouvelle situation concernant le ministère public », a prudemment répondu M. Blatter. Quant à son avocat, il n’a pas donné suite.