Créée en 2003, Ki-oon revendique la place de quatrième éditeur de mangas de France notamment grâce au succès de la série « My Hero Academia ». / Pierre Trouvé pour Le Monde

« C’est un peu le Noël des éditeurs de mangas ! » C’est dans cet état d’esprit qu’Ahmed Agne, le cofondateur des éditions Ki-oon, se lance dans le marathon Japan Expo, grand salon géant dédié à la pop culture japonaise qui s’est clôturé ce dimanche 7 juillet. Les quatre jours que dure la manifestation restent probablement l’un des moments de l’année où il se vend le plus de mangas en France. Une écrasante majorité des distributeurs de BD japonaise, fers de lance de la convention, ne manqueraient pas l’événement, « leur rentrée littéraire » à eux. « C’est le seul événement où on peut s’adresser véritablement à notre cœur de cible », estime le patron de Ki-oon.

Dès 8 h 30, à l’ouverture des portes, les vendeurs attendent calmement dans les stands répartis de part et d’autre d’un long tapis rouge. « On est prêts. On sait que ça va être rapidement la folie et qu’on va arriver au dimanche soir complètement sur les rotules », souffle Wendy Leupar, 29 ans, avant d’adresser un sonore et rayonnant « bonjour » au premier curieux. Infatigablement et sous la chaleur, il en enchaînera des centaines dans sa première journée qui s’achève vers 18 h 30.

Très vite, les allées se nimbent de lecteurs dont certains couverts de sacs après deux heures de shopping. « On a affaire généralement à deux types de lecteurs », briefe Wendy. « Il y a ceux qui savent exactement ce qu’ils veulent ; certains ont même une liste très précise et très longue », sourit-il avant d’ajouter : « Ceux-là arrivent souvent tôt ou en fin de journée pour pas se charger. Les autres viennent à la recherche d’un conseil, d’attention. Le public de Japan Expo est exigeant et attend des égards. Ils n’aiment pas être pris pour des porte-monnaie. » Et les lecteurs le rendent bien : « Chaque année on a des fidèles qui nous apportent des petits cadeaux ou des spécialités de chez eux, viennent nous féliciter pour une série », confie Ahmed Agne.

« On défend toujours mieux les séries qu’on apprécie », assure Wendy Leupar qui ne lisait pas tant de manga avant de devenir libraire éphémère. / Pierre Trouvé pour Le Monde

Effluves de mangas neufs

Deux jours plus tôt, le mardi, d’énormes palettes de livres remplaçaient les visiteurs autour du stand Ki-oon pour l’installation. C’est à ce moment-là que les nouveaux et les anciens libraires se retrouvent pour déballer et mettre en rayon les quelque 250 tomes différents qui vont être proposés à la vente. Mais aussi faire connaissance et débattre des meilleures séries du moment dans des vapeurs de plastique et de colle, effluves de mangas neufs. Certains libraires partis à la concurrence viennent même filer un coup de main. « On se connaît d’un éditeur à l’autre, on se retrouve parfois à la fin de la journée, on se fait parfois des blagues d’un stand à l’autre. On aiguille souvent les lecteurs vers les voisins quand la série n’est pas chez nous », expliquent les plus aguerris.

Difficile de faire le compte, mais en quelques heures des centaines de BD sont déballées par la trentaine de personnes. A la taille des piles dont certaines menacent de s’effondrer, on devine les séries phares ou celles sur lesquelles la direction a parié : My Hero Academia, la locomotive du catalogue, une série de super-héros qui s’est déjà écoulée à 2, 3 millions d’exemplaires en France, mais aussi les nouveautés Gigant, la nouvelle série fantastique de Hiroya Oku, l’auteur de Gantz ou encore Tsugumi Project, une création originale de la maison d’édition. Pour encourager les ventes, des « goodies » ont été fabriqués spécialement aux couleurs des séries. Des petits cadeaux que les visiteurs collectionnent jalousement à commencer par les 5 000 énormissimes sacs en papier qui transforment un circuit dans les allées de la convention en véritable parcours d’obstacles.

L’idée des grands sacs en papier, un des signes distinctifs du stand Ki-oon a été empruntée à d’autres exposants et aux éditeurs japonais. / Pierre Trouvé pour Le Monde

Défendre ses coups de cœur

La veille de l’ouverture des portes au public, les libraires éphémères se réunissent autour de Rémi Poncet, responsable événementiel chez AC Media, la maison mère de Ki-oon. C’est lui qui supervise les stands tandis qu’Ahmed Agne suivra Tsuyoshi Takaki, le mangaka qu’il a invité pour promouvoir sa série Black Torch.

« Nous avons envoyé plusieurs semaines en avance à nos libraires les tomes d’une des nouvelles séries et tous les résumés des mangas qui seront sur place pour qu’ils puissent se faire une idée. Et le mercredi, on va un peu répéter les pitchs », explique Rémi qui devra aussi tester le poste de réalité virtuelle, le photomaton et autres animations prévues pour amuser les lecteurs. Des animations qu’il a lui-même inventées avec son chef.

Pour tirer parti des talents, les libraires se postent à proximité de leurs séries coup de cœur. « Les gens préfèrent qu’on donne un avis honnête. Ils sont connaisseurs et sentent de suite si on essaie de vendre une série à laquelle on ne croit pas », assure Wendy qui défend le manga français Green Mechanic et a eu un véritable coup de cœur pour l’adaptation en manga des Montagnes Hallucinées de H.P. Lovecraft. « Moi je suis vendeuse officielle de Kasane », plaisante joyeusement Océane Broche, 29 ans et six Japan Expo au compteur, « je vous préviens vous allez en entendre parler ! »

« Travailler comme libraire dans le rush de Japan Expo m’a apporté beaucoup professionnellement : comment gérer le stress, celui des autres et faire du bon travail dans l’urgence », explique Océane Broche. / Pierre Trouvé pour Le Monde

Immerger les lecteurs

D’un petit stand de moins de 20 mètres carrés à sa première Japan Expo en 2006, Ahmed Agne est désormais le capitaine d’un navire de 200 mètres carrés. La moitié est dédiée à la librairie manga, l’autre abrite le « Ki-oon World », l’espace d’attractions gratuites aux couleurs de ses mangas. Un signe extérieur de croissance : la maison d’édition qui fête ses 15 ans et est aujourd’hui le quatrième éditeur de manga en France, « et le premier indépendant », précise dans la foulée son patron.

« Pendant longtemps, les ventes de Japan Expo ont représenté un 13e mois pour nous, mais c’est de moins en moins le cas maintenant que notre réseau de distribution s’est étoffé et étendu aux supermarchés notamment. »

Ahmed Agne qui préfère s’inspirer du modèle de promotion au Japon : « J’aimerais qu’à terme la librairie ne représente qu’une petite partie du stand et qu’on se concentre sur les attractions, les animations pour les lecteurs, les immerger dans leurs séries. Le stand nous servirait surtout à briller, célébrer et fidéliser ».

Un moment de partage

Si certains éditeurs confient leurs rayonnages à des libraires professionnels, chez Ki-oon, les vendeurs et ambassadeurs appartiennent pour moitié à la maison d’édition. « Je déteste l’idée des libraires désincarnés », explique Ahmed Agne, « et puis c’est important pour moi que l’équipe sorte de nos locaux pour aller à la rencontre des lecteurs, se rende compte de pour qui elle travaille ». Les autres sont des travailleurs saisonniers, qui ont souvent postulé spontanément. C’est le cas d’Océane qui est le reste de l’année agent d’accueil au musée du Louvre. Passionnée de mangas depuis sa découverte de Fruits Basket vers 13 ans, elle a posé des congés pour endosser le tablier de libraire. « J’ai été introduite par hasard en cherchant du travail. L’expérience était tellement enrichissante et intense que j’ai eu envie de revenir. Je n’ai pas tellement de gens dans mon entourage qui sont passionnés de manga alors c’est un moment de partage pour moi. » Même chose pour Wendy Leupar.

« Je suis assistant logistique dans l’entrepôt des grands magasins Le Printemps. Je lisais peu de mangas au début. Mais l’effervescence et la très bonne entente dans l’équipe m’ont donné envie de rester. Et puis Japan Expo est vraiment beaucoup plus animée que certains autres salons où on peut être présent mais où les lecteurs sont moins attirés par le manga. »

La bonne ambiance habite aussi les objectifs de vente : « On s’organise un petit concours où ceux qui vont vendre certaines séries qui peinent un peu ou bien faire de bons scores sur les mangas à enjeux vont gagner des cadeaux comme des séries, des DVD ou des dédicaces. Ça reste bon enfant », assure Océane Broche. Une méthode qui fait ses preuves : certaines années, des séries ont réussi « d’excellents lancements », atteignant le chiffre de 3 000-3 500 exemplaires vendus.

Dès jeudi soir, si chez Ki-oon, on était plus réservés mais « satisfaits » : de nombreux trous dans les rayonnages des éditeurs témoignaient du succès de cette édition pour le manga. Dès le deuxième jour, certains tomes restaient introuvables faute de réassortiment. Les livres qui eux n’ont pas trouvé acquéreur, eux, connaîtront un funeste destin : le pilon.