Le musicien cubain Alain Pérez / Danilo Garcia/Latino On The Moove

Au tout début de votre carrière, vous avez joué avec Chucho Valdés et Irakere. Comment ça s’est passé ?

En 1994, j’étais étudiant à la Escuela Nacional de Arte (ENA). J’avais un groupe de musique populaire dansante. Un jour, on jouait à l’inauguration d’un atelier international de musique populaire cubaine. Chucho Valdes était présent. Le Maestro s’est approché de moi et m’a félicité avec beaucoup d’enthousiasme. C’était incroyable. Chucho nous a proposé de faire une première partie d’Irakere à La Havane. Il m’a proposé de travailler quelque temps avec eux. Il pensait peut-être qu’à ce moment-là je pouvais apporter, je ne sais pas, une proposition différente. Quand il m’a laissé écrire des arrangements pour Irakere, j’avais 17 ans. C’était l’examen de ma vie.

Vous avez enregistré avec Brenda Navarette Taita Bilongo de Celia Cruz. Brenda m’a raconté qu’elle vous avait dit qu’elle adorait ce titre et que vous lui aviez répondu : « C’est un morceau que j’ai écrit avec mon père. » Vous avez vraiment écrit pour Celia Cruz ?

Taita bilongo est une chanson que mon père a écrite à une époque où je me suis retrouvé à travailler avec Celia Cruz, une opportunité incroyable ! Nous avons pensé à cette chanson qui faisait un clin d’œil à Quimbara, avec un refrain sous forme d’onomatopée. Ce refrain faisait Mondongaburangaocontimba. Ce sont ses paroles et j’ai fait la musique. Celia Cruz l’a chanté, et quand Brenda s’est approchée de moi, je lui ai dit que cette chanson lui irait bien. Parce qu’elle conserve l’esprit de la rumba, l’esprit du personnage et du folklore cubain.

Vous avez écrit de nombreuses chansons avec votre père, Gradelio Pérez. Pouvez-vous nous dire qui il est, ce qu’il représente pour vous et ce qu’il vous apporte dans ce travail en commun ?

En premier lieu, mon père, c’est toute ma vie, mon mentor. Mon père a su déceler en moi, tout petit, les qualités de chanteur, de danseur, que je pouvais posséder. Il a toujours cru en moi. Gradelio Pérez, mon père, est un authentique poète de là-bas, de Trinidad (Nous sommes de Manaca Iznaga).

Nous avons fait une centaine de chansons ensemble, peut-être un peu plus. Il écrit les paroles et je fais la mélodie. Nous avons travaillé avec de nombreux artistes : Issac Delgado, Celia Cruz, Ana Belén, Cheo Feliciano. C’est un des compositeurs les plus polyvalents que je connaisse. Mon père a toujours pris soin avec beaucoup de goût et d’opiniâtreté d’écrire des paroles qui siéent parfaitement à chaque chanson, à chaque idée, à chaque style musical.

Avez-vous grandi dans une famille musicale ? Quel style musical écoutiez-vous à la maison ?

Mon grand-père, mon père, ma mère, sont des gens de la campagne, des gens simples. Ils n’ont pas étudié la musique. A la campagne, il y avait les fêtes, les parrandas. La guajira, la guaracha sont les premières musiques qui sont arrivées à mes oreilles. C’est le folklore paysan, envers lequel je serai toujours reconnaissant pour sa pureté et sa sincérité.

On lit parfois que tu n’avais jamais touché à une basse avant de rentrer dans le groupe d’Issac Delgado ? Est-ce exact ?

J’ai étudié la guitare classique, et la guitare basse est très proche, elle en est dérivée. Jouer de la guitare basse était facile pour moi. J’en jouais un peu déjà. Mais je n’avais jamais joué de la baby bass, qui vient de la contrebasse. C’était un défi pour moi, à ce moment précis de ma vie quand, après Irakere, Issac Delgado m’a appelé. Ce fut un événement marquant dans ma carrière. J’ai dû maîtriser la baby bass en deux semaines maximum pour pouvoir jouer la musique d’Issac.

« Avec Yvan Melón, on a inventé un nouveau concept de tumbao. »

Parlons un instant d’Ivan Lewis « Melón ». Il t’a fait venir dans le groupe d’Issac Delgado. Vous avez expérimenté ensemble. La relation basse piano est forte dans la musique latine, c’est presque un contrepoids aux percussions. Comment cette relation a influencé ta musique ?

J’ai travaillé pendant quatre ans avec Yvan Lewis Melón pour Issac. Le fait est qu’on a inventé un nouveau concept de tumbao, de basse comme de piano. On a apporté à la musique cubaine une couleur, une énergie, un rythme et une harmonie différents. C’est important de souligner cette étape avec Yvan Lewis chez Issac Delgado. Tout ça a éveillé un intérêt énorme. Ça n’est pas moi qui le dit : Il y a les disques, des méthodes, des livres.

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J’imagine qu’on doit souvent vous parler cette période. La timba que vous interprétez est-elle le prolongement du travail que vous aviez commencé avec Issac ?

Le travail avec Issac a été une école pour moi, comme pour tous les autres musiciens, dans l’expérimentation, l’enregistrement, la production. Quand je travaille pour Issac, je travaille en pensant à lui. La musique que je fais pour moi-même est plus personnelle, plus risquée. J’ai la pleine conscience de l’ensemble de ma proposition, les albums, les concerts, le live-band. C’est une musique qui a mûri. Vous ne faites pas la même chose lorsque vous avez vingt ans que lorsque vous êtes un musicien expérimenté avec derrière lui un parcours et une trajectoire, enrichis par d’autres musiciens, d’autres cultures, d’autres mondes.

« Le flamenco est une musique qui vous éduque. »

Parlons un peu de ces autres mondes. Combien de temps avez-vous joué avec Paco De Lucía, à Madrid ? Qu’est-ce qui vous a séduit dans la musique flamenca ? Est-ce qu’il reste des traces de cette expérience dans votre musique ?

J’ai travaillé avec Paco de Lucia pendant dix ans, apprenant chaque jour de lui, de la personne qu’il était. Paco était un guide pour nous. Le flamenco a touché mon âme. C’est une musique pure, vraie, qui touche aux sentiments, qui éveille les désirs. J’ai voulu partager avec ces musiciens la même joie, le même chagrin, le même art. Et bien, je me suis fait prendre, attirer, séduire par le flamenco et aujourd’hui, on peut trouver dans ma musique quelques modestes éléments qui viennent du flamenco. Le flamenco s’est imprimé dans mon caractère, ma manière de ressentir, ma manière d’être aussi. L’engagement, le caractère et le respect des musiciens de flamenco, et dans ce cas de Paco de Lucía, qui vous éduque et vous marque pour toujours, pour que vous donniez toujours le meilleur de vous-même.

Alain Pérez : ADN / Egrem

Il faut qu’on parle de Jerry González [Musicien portoricain de latin jazz disparu en 2018]. Vous avez enregistré avec Jerry Los Piratas Del Flamenco et El Commando de la Clave. Quel homme était-il ? On lit qu’il était underground… Qu’a-t-il apporté au latin jazz ?

Jerry a donné au latin jazz une couleur be-bop, la couleur de Miles [Davis]. Il a apporté aussi l’énergie du tambour, d’Armando Peraza, Mongo Santamaria, Patato Valdés, ces grands noms qui étaient ses héros. Jerry était une personne humble. Oui, il était underground. Il venait d’un quartier de New York, le Bronx, d’une autre époque. Jouer avec Jerry toutes ces années fût une expérience inoubliable, apprendre de sa manière de faire. C’était un chanteur éternel, il savait jouer les mélodies, il savait chanter les chansons. Ça manque de nos jours. Les mômes aujourd’hui sont très techniques, ils jouent énormément mais ils ne savent pas chanter.

Vous avez enregistré Alma Del Son, en hommage au Trío Matamoros. Quand vous viviez à Madrid, vous aviez une résidence avec le CMQ Big Band. Vous n’avez pas envie d’enregistrer un album avec un big band ? Votre bâton est-il un hommage à Benny More ? Que représente Benny pour vous ?

Bien sûr que j’adorerais enregistrer un album avec un big band ! Cette année est le centenaire de la naissance de Benny Moré et le monde entier va lui rendre hommage. Le CMQ est un projet formidable. Il a été possible de perpétuer avec fidélité la musique de Benny, sous la direction de Luis Guerra, qui a transcrit tous ces arrangements. Imaginez toute mon admiration pour l’héritage du Maestro Benny Moré, ses arrangeurs aussi, sa façon de chanter, sa façon d’être sur scène, son image, sa maîtrise, son don de soi, et bien sûr la canne que je porte aussi, sont un hommage, à la musique de son temps, à l’élégance du moment et à la sincérité. El Benny est le plus grand.

Dans le personnage Alain Pérez, il y a à la fois quelque chose d’ostentatoire (les jolis costumes, la canne, l’attitude) mais aussi de l’humour et du second degré…

Le personnage d’Alain Pérez n’est pas un personnage joué, préfabriqué. Dit autrement, ce que je fais sur scène est le résultat de ce que je ressens. Ma façon d’être, oui, est amplifiée sur scène. Je suis quelqu’un d’affectueux, de chaleureux. C’est peut-être pour ça aussi que je me sens chez moi sur scène, heureux. C’est ma façon de partager, de donner, toujours à la recherche de l’émotion du public. C’est vrai, j’aime prendre soin de mon image, j’aime l’élégance, les costumes. Si tu aimes Benny Moré, tu aimes l’élégance, tu comprends ? Si tu aimes les classiques, tu aimes l’élégance. J’aime cette époque, cette esthétique. La manière de vivre était plus jolie, non ? Selon moi en tout cas.

« La timba a énormément de choses à offrir. »

Il y a eu une polémique autour de José Alberto « El Canario » qui a eu des mots durs sur la timba. Vous avez pris la défense d’El Canario en expliquant que c’était quelqu’un de la vieille école qui n’avait certainement pas écouté ce qui se faisait de mieux dans la timba. Quelle est la timba qui vous plaît et que vous avez envie de partager ?

La timba que je défends est une musique de qualité, une musique avec un argumentaire, une qualité de résultat. Je n’aime pas la musique mal faite, le bruit. La timba d’Irakere, de NG, le songo de Los Van Van, le travail que j’ai fait avec Issac, alimentent ma manière de faire de la musique, ainsi que la musique cubaine qui a précédé la timba, car on ne peut pas arriver à la timba sans ignorer Arsenio Rodríguez, Celeste Mendoza, Benny Moré, Miguelito Cuní, Los Muñequitos de Matanzas…

Je crois que dans les années 90, il y avait dans les orchestres beaucoup plus de personnalité, de richesse, d’originalité. C’est cette décennie qui a donné les bases de la timba, n’est-ce pas ? El Canario avait peut-être raison sur certains détails, pas sur tout. Vous ne pouvez pas généraliser, dire que telle musique est bonne, telle musique est mauvaise. La timba que je défends a énormément de choses à offrir. Pour que la timba en tant que genre accède à un statut international, il faudrait travailler un peu plus la structure, les chansons, et -c’est très important- l’enregistrement.

Si je vous demandais de présenter en quelques mots votre dernier album « ADN », que diriez-vous ?

ADN : Hispanique afro-cubain, noir, créole. Nous sommes créoles, nous sommes le son, nous sommes l’afro, nous sommes le danzón, nous sommes Ignacio Cervantes, nous sommes Ernesto Lecuona, nous sommes Benny Moré, nous sommes Arsenio, nous sommes Los Van Van, nous sommes Irakere. C’est ça, notre ADN : la cubanité. La danse, le folklore, le tambour, le chant, la clave.

Alain Pérez : ADN (2018, Egrem)

Alain Pérez en concert le 14 juillet 2019 au New Morning