Leiji Matsumoto lors de la Monaco Anime Game International Conference (MAGIC) le 9 mars 2019. / Camy Verrier pour le Monde

S’entretenir avec Leiji Matsumoto, c’est voyager dans un univers vaste et grouillant d’idées. Il faut s’attendre à zigzaguer parmi les souvenirs, accepter de se perdre dans les confins de sa carrière de mangaka prolifique de 81 ans avant d’être ramené durement aux contraintes horaires d’un emploi du temps chargé d’un invité de marque.

Une expérience souvent déroutante qui après tout sied bien à l’imaginaire de ce maître du space opera et de la science-fiction japonaise, créateur de héros sensuels et désinvoltes : le corsaire de l’espace Albator (Harlock dans sa version originale) mais aussi son pendant féminin Queen Emeraldas ou la mystérieuse Maetel de Galaxy Express 999. L’auteur majeur de la bande dessinée des années 1970 que les Français ont découvert via les séries d’animation diffusées dans Récré A2 est revenu une vingtaine d’années plus tard, en 2003, sur les radars français en signant Interstella 5555, un long-métrage pour accompagner la musique du duo électro Daft Punk.

Daft Punk - One More Time (Official Video)
Durée : 05:22

Bavard, infatigable et généreux, Leiji Matsumoto ne boude pas non plus son plaisir à voyager régulièrement en Europe pour saluer ses fans. Après une visite à la conférence MAGIC à Monaco en mars dernier où Le Monde l’a rencontré, il était l’un des invités d’honneur de la convention Japan Expo, qui célèbre ses 20 ans et se tient jusqu’au dimanche 7 juillet au Parc des expositions de Villepinte (Seine-Saint-Denis).

Le Monde : Sur votre calot, dont vous ne vous séparez jamais, vous arborez une tête de mort, comme Albator, l’un de vos héros. Que représente ce symbole pour vous ?

Leiji Matsumoto : Jusqu’à ma mort, même devenu squelette, je continuerai à me battre pour mes objectifs. L’idée n’est pas forcément de faire peur mais de montrer une détermination. C’est aussi un symbole de liberté, pour dire qu’il faut vivre sans regrets.

Votre prénom d’artiste, Leiji, est un pseudonyme. Pourquoi avoir changé de nom ?

Mon vrai nom est Akira. Mais son kanji [idéogramme japonais] est compliqué à lire. De plus c’est un prénom courant qui n’avait pas assez d’impact. Comme ma mère vient d’une lignée de samouraïs, j’ai donc choisi de me faire appeler Leiji qui signifie « combattant de l’infini ».

Vous entretenez beaucoup d’affection pour la France et ce depuis l’enfance. Qu’est-ce qui vous lie à ce pays ?

Mes premiers contacts avec votre pays viennent des souvenirs de mon père, qui a fait partie des premiers pilotes d’avion du pays et a été formé par un instructeur français. Il y a aussi un film français de Julien Duvivier que j’ai vu quand j’étais lycéen et qui a changé ma vie, Marianne de ma jeunesse [il le prononce en français]. Je suis depuis très fan de l’actrice de ce film qui s’appelle Marianne Hold qui est devenue mon égérie et qui m’a inspirée pour mes personnages féminins tout au long de ma carrière. Marianne de ma jeunesse m’a autant inspiré qu’Autant en emporte le vent et Scarlett, tellement, que lors d’une de mes nombreuses visites en France pour un festival, je suis parti en voiture en Bavière pour voir le lieu et le château où il a été tourné. Je me suis aussi rendu compte que pour l’architecture dans mes dessins je m’inspirais du style européen, et ce même avant d’avoir pu y mettre les pieds. La France est quelque part entrée dans mon ADN.

Après avoir commencé dans les mangas pour jeunes filles [shojos], vous vous êtes consacré corps et âme à la science-fiction, au space opéra. Parmi les éléments qui traversent votre œuvre, il y a la guerre, et l’aversion que vous nourrissez à son égard. Où votre pacifisme trouve-t-il ses origines ?

J’avais 7 ans quand la seconde guerre mondiale s’est terminée au Japon. Les bombardements mais aussi le retour de mon père de la guerre m’ont profondément marqué. Mon père s’est battu jusqu’aux tout derniers jours dans des combats aériens qui ont fini en véritable hécatombe. Il s’en est sorti par miracle alors que trois quarts des effectifs étaient tombés. Ce n’est que quand il a atterri qu’il a appris qu’on avait perdu.

Une chose dont il m’a fait prendre conscience très jeune et qu’il m’a régulièrement rappelée, c’est à quel point il avait eu du mal à appuyer sur la gâchette de la mitraillette en réalisant que derrière les victimes, les ennemis, il y avait une famille qui serait dévastée. A son retour à la maison, certains ont pu lui reprocher d’être revenu alors que d’autres n’avaient pas eu cette chance. Donc quand je parle de guerre dans mes mangas, je dessine en gardant en tête que l’ennemi est avant tout un être humain.

Albator générique complet
Durée : 02:34

Une autre passion que vous a transmise votre père, c’est celle des avions…

Dans mon enfance [au sud de l’Archipel], j’ai en effet longtemps rêvé de devenir pilote, jusqu’au collège, où, en raison de problèmes de vue, c’est devenu subitement impossible. Du coup je me suis consacré à mon autre passion : le dessin. A partir du lycée, j’ai commencé à publier dans des magazines et des journaux locaux.

Au lycée, j’ai eu aussi envie de devenir ingénieur mécanicien, mais la situation économique modeste de la famille a fait qu’ils n’avaient pas les moyens de m’envoyer à l’université. Comme je gagnais un peu d’argent avec mes dessins publiés, j’ai décidé d’abandonner mon rêve mais d’aller dessiner à Tokyo pour aider ma famille. Je n’avais en poche que mes pinceaux et le billet aller.

En partant, j’ai confié la mission à mon petit frère de devenir ingénieur à ma place. Ce qu’il a fait. Il travaille dans l’aérospatial. Si j’avais pu embrasser cette carrière, je serais peut-être dans l’espace à l’heure qu’il est. Mais nous avons une relation particulière : il m’aide à résoudre certains problèmes de vaisseaux par exemple. Dans ma série Yamato, le cuirassé de l’espace (1974), j’ai donné son nom Susumu, à un de mes personnages.

Votre œuvre laissait peu de doute à ce sujet mais vous êtes un mordu d’espace donc ?

Enfant, j’avais prévu qu’à l’heure où je vous parle je serais sur Mars, que je voyagerais dans l’espace avec la fusée que j’aurais construite. Je regardais les constellations avec envie… Mais au final, la technologie n’est pas au point ; le plus vite que j’ai pu voyager c’est en Concorde. Mon rêve ultime est d’aller dans l’espace pour admirer la Terre. Et peu importe que j’aie un billet de retour.

Lors d’une conférence à Paris en 2018, vous avez raconté, qu’à l’âge de 15 ans, vous avez rencontré Osamu Tezuka, qu’on surnomme souvent en Occident le Walt Disney du manga, lorsqu’il est venu rendre visite à votre club de manga à Fukuoka. Avez-vous collaboré avec lui ?

On ne peut pas dire que j’ai été son assistant mais plutôt un soutien. Comme Osamu Tezuka trouvait que je me débrouillais bien, il m’avait demandé de l’aide sur des petites choses.

Qu’avez-vous appris à son contact ?

J’ai compris qu’être mangaka était difficile et que cela représentait une course permanente contre le temps.

Votre série Albator dresse une situation politique chaotique et laisse entrevoir un futur sombre. Etes-vous pessimiste en ce qui concerne notre futur ?

Ce n’est pas que dans Albator puisqu’au final tous mes œuvres de science-fiction sont liées dans un même univers rétrofuturiste. Pour moi, tout a une fin. Quand je regarde les photos de la NASA où on voit l’évolution de la planète avec le réchauffement planétaire, ou alors l’activité humaine qui creuse des trous géants dans la Terre pour trouver des ressources précieuses par exemple, je me dis que ça va mal finir, et qu’il faut tenter d’y mettre un terme.