Des boîtes de Prednisolone, un médicament à base de cortisone. / FRED TANNEAU / AFP

Ce fut une expédition préparée aussi minutieusement qu’un casse. Début juin, Elodie Robert, 33 ans, a quitté à l’aube son pavillon de la banlieue de Beauvais (Oise) pour rejoindre la frontière belge. Dans la boîte à gants, la liste des cibles visées : une longue litanie d’adresses de pharmacies, toutes situées dans un rayon de 50 kilomètres autour de Mons. La situation était devenue intenable pour cette femme, greffée du foie et des reins voilà seize ans.

Depuis plusieurs semaines, son traitement antirejet, le prednisolone, était devenu introuvable dans toutes les pharmacies de sa région, lui faisant craindre une rupture dans son traitement. « Perdre l’accès à ce médicament, c’était repartir dans un cauchemar infernal de voir mes organes rejetés, je ne pouvais pas me le permettre », résume cette mère de deux enfants, revenue de son « opération commando » avec suffisamment de boîtes pour trois mois de traitement, et d’autres doses qu’elle a pu distribuer à des malades de son entourage. « J’ai l’impression d’être une dealeuse obligée d’agir dans l’illégalité », déplore la patiente.

Solupred, Cortancyl, Célestène, Kenacort Retard, Diprostene… Depuis début mai, la France est frappée par des difficultés d’approvisionnement de corticoïdes, pourtant l’un des traitements les plus prescrits dans le pays et qui figure sur la liste des médicaments essentiels éditée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Une situation tellement préoccupante que Francis Berenbaum, chef du service de rhumatologie à l’hôpital Saint-Antoine de Paris, avait lancé, fin mai, une pétition pour alerter les autorités sur le risque encouru pour des « centaines de milliers de patients » concernés autant par des douleurs inflammatoires, des allergies, de l’asthme ou encore des arthrites et des troubles de l’auto-immunité. « C’est aberrant de nous demander de réduire nos prescriptions », s’insurgeait-il.

« C’est déjà pas drôle d’être malade »

Depuis plusieurs semaines, ces difficultés d’approvisionnement, qui concernent autant les comprimés que les formes injectables, ont en effet contraint de nombreux malades à s’armer de patience et d’ingéniosité pour trouver leurs précieuses plaquettes de médicaments. Prise du traitement un jour sur deux, listes d’attente dans les pharmacies, achats à l’étranger : dans un appel à témoignages lancé sur Le Monde.fr, ils sont nombreux à nous avoir fait part de leurs bricolages pour combler le manque.

A 72 ans, Claire G. suit un traitement d’immunologie et une chimiothérapie dans un service d’hématologie parisien. Toutes les trois semaines, elle doit prendre durant quatre jours 80 mg de Cortancyl, un puissant corticoïde. Mais impossible, pour l’heure, de trouver des boîtes correspondant à son dosage habituel, des comprimés de 20 mg. Après des appels à plus d’une quarantaine de pharmacies, elle a fini par trouver suffisamment de médicaments, mais la plupart en dosage d’un milligramme. Résultat : « Cela m’oblige à absorber 18 pilules par jour sur les quatre jours », rapporte-t-elle. « C’est déjà pas drôle d’être malade, mais c’est encore plus pénible de souffrir de ce genre d’absurdité. »

Pour les pharmaciens confrontés aux angoisses et douleurs des patients, la situation est tout autant complexe à gérer. Nombre d’entre eux nous ont confié avoir été contraints d’ouvrir des boîtes de médicaments – une pratique totalement illégale en France – pour tenter de distribuer plus équitablement leur stock entre toutes les demandes.

« Ma vie dépend de la rentabilité des laboratoires »

Un état de fait d’autant plus révoltant pour les patients qu’il s’explique par des arguments largement économiques. Si une partie des tensions d’approvisionnement est en effet due à des difficultés dans une usine de production située dans le nord de la France, cette pénurie s’explique surtout par le choix des laboratoires d’orienter leur production vers des marchés plus rentables. Avec son système de sécurité sociale, la France tire en effet le prix des médicaments vers le bas. La plupart des corticoïdes sont ainsi vendus autour de 2 euros la boîte, contre plus du double dans des pays voisins, comme l’Italie. Pour un laboratoire, il est donc plus intéressant d’écouler les stocks dans des pays plus rémunérateurs.

« Penser que ma vie dépend de la rentabilité des laboratoires pharmaceutiques français qui sous-traitent leur production me met hors de moi », explique un lecteur du Monde atteint d’une maladie génétique rare qui provoque un dérèglement dans la production de globules rouges de la moelle osseuse. A 27 ans, grâce à une corticothérapie au long court, il peut mener une « vie tout à fait banale », mais a constaté depuis peu des difficultés à se fournir. « Bien que je n’en manque pas pour l’heure, la pénurie de ces médicaments crée chez moi certaines angoisses. Je ne suis pas un client, je n’achète pas de médicaments pour un rhume. Je suis un patient et, avant tout, un malade qui a un besoin vital de la cortisone », rappelle-t-il.

L’ANSM accusée d’inefficacité

Face à ce que beaucoup décrivent comme une « épée de Damoclès » qui pèse de tout son poids au-dessus de leur tête, ces malades déplorent le déséquilibre dans le rapport de force entre les pouvoirs publics et les laboratoires. « Ce n’est en rien un médicament de confort et des réserves devraient être faites pour les malades comme moi », affirme ainsi Marie L, atteinte de la maladie d’Addison.

Les autorités ont en effet tardé à réagir, aux yeux des malades comme des professionnels de santé. Le 14 mai, l’Agence nationale de sécurité du médicament a pourtant bien réuni les laboratoires pour leur demander d’importer provisoirement certains médicaments depuis les pays voisins, « afin d’éviter toute rupture de stock et prévenir d’éventuelles nouvelles tensions d’approvisionnement ». Mais la demande n’a pas vraiment changé la donne dans les officines.

Le 7 juin, l’ANSM a de nouveau rassemblé les représentants des industries du médicament (le syndicat français des firmes pharmaceutiques LEEM et le syndicat des industries des génériques Gemme), les associations de patients et les professionnels de santé pour les « informer […] de l’évolution de la situation » et « partager les informations dont elle dispose sur les stocks disponibles ». L’agence sanitaire a également mis à disposition sur son site un tableau des disponibilités par médicament et par laboratoire, ainsi qu’un numéro vert pour mieux « accompagner le retour à une situation d’approvisionnement normale ». La situation « continue de s’améliorer et se dirige progressivement vers un retour à la normale », assurait ainsi, le 12 juin, l’agence.

Reste que pour Jeanine M., dont le fils de 4 ans est atteint d’un asthme très sévère l’obligeant à avoir recours aux corticoïdes, ce petit épisode de pénurie « devrait avoir l’effet d’une mise en garde ». Que se passera-t-il si, demain, les laboratoires décident de boycotter la France ? « L’inefficacité de l’ANSM comme gendarme du médicament remet en cause l’exceptionnel travail des médecins et du personnel soignant », affirme cette ingénieure de 38 ans. « Ça m’attriste et ça me révolte », conclut celle qui avoue « avoir passé quelques nuits d’insomnies à trouver des solutions pour pouvoir sauver [son] fils, quoi qu’il arrive à l’avenir ».