Kazuko Shibuya, directrice artistique et graphiste, est spécialiste du « pixel art », le dessin sous forme de pixels, qui a connu son âge d’or au début des années 1990.

Son nom comme son visage sont inconnus du grand public. Mais ses créations ont bercé plusieurs générations de joueurs et de joueuses : depuis son premier épisode en 1987, Kazuko Shibuya est la graphiste attitrée de la vénérée série de jeux de rôle « Final Fantasy », et notamment des six premiers, ceux en deux dimensions. Sa spécialité, c’est le pixel art, le dessin sous forme de pixels, qui a connu son âge d’or au début des années 1990.

Son travail est longtemps resté dans l’ombre, alors que la plupart de ses collègues d’époque sont eux devenus des sommités du jeu vidéo (Hironobu Sakaguchi au scénario, Nobuo Uematsu à la musique, Yoshitaka Amano aux illustrations…). A l’époque, Kazuko Shibuya, elle, n’apparaît même pas dans les crédits.

Trois décennies plus tard, le livre illustré FF PIXEL- L’Art du pixel dans Final Fantasy, sorti le 18 juin aux éditions Kurokawa, répare enfin cette injustice, à travers une plongée dans ses réalisations à la fois menues, minutieuses et évocatrices. Chevaliers ou mages hauts de quelques pixels, petits guerriers déterminés aux gros poings anguleux, mondes oniriques esquissés en quelques tuiles… autant de tremplins visuels vers un imaginaire de bip-bips entêtants.

Binôme de l’artiste Yoshitaka Amano

Kazuko Shibuya n’est pas une joueuse, et n’a jamais feint de l’être. Elle se destine d’ailleurs à l’origine à l’animation. Mais au milieu des années 2000, après un stage qui la laisse sur sa faim, c’est la jeune société japonaise de jeux vidéo Square qui parvient à la débaucher à la sortie de ses études.

Yoshitaka Amano dessine pour « Final Fantasy » des illustrations complexes, qu’elle doit rendre en un nombre limité de pixels.

Madame Shibuya a 22 ans quand sort le premier Final Fantasy. « Mon travail, raconte-t-elle avec modestie, était de mettre en pixels les dessins extraordinaires de Yoshitaka Amano », artiste japonais mêlant peaux diaphanes, esthétique gothique et peinture à l’aquarelle. Mme Shibuya se présente volontiers comme une exécutante, une petite main – à cette époque, l’industrie du jeu de rôle japonais recrute volontiers des pointures, comme Akira Toriyama (Dragon Ball), côté Dragon Quest.

Tandis que Yoshitaka Amano drape le programme d’illustrations amples, lyriques et vénéneuses, elle les traduit en mosaïques minimalistes en prise avec les limites technologiques des consoles de l’époque. « Ses dessins étaient extrêmement complexes, je devais les simplifier, mais je lui ai dit de ne surtout pas se brider pour ça », explique-t-elle.

En jouant sur des couleurs proches, sur des postures, elle parvient à atteindre une virtuosité rare dans la restitution des personnages et des créatures. « Moi je ne triche pas ! », écarte-t-elle en référence à la célèbre moustache de Mario, née de l’impossibilité de dessiner une bouche à une époque où la définition d’image est encore trop sommaire. « J’ai toujours fait en sorte de pouvoir dessiner tous les détails », se félicite-t-elle.

L’inspiration au défi de la technologie

Son autre particularité est de n’accorder aucun intérêt au jeu vidéo. Son travail n’est donc inspiré par aucune autre œuvre concurrente, juste par son propre sens de l’observation. « C’est ce que je dis aujourd’hui aux petits jeunes, relate-t-elle : Marche ! Regarde autour de toi ! Tout est inspiration, ce n’est pas qu’Internet, c’est les cinq sens. »

La collaboration avec les programmeurs de l’équipe n’est pas toujours évidente. Mme Shibuya veut pouvoir aller au plus précis dans son travail ; mais il lui faut composer avec les restrictions techniques de la NES, puis de la Super Nintendo, et elle doit débattre tous les jours avec les informaticiens pour glaner un peu de mémoire informatique pour faire des personnages plus gros. « Il y a eu des bagarres. Nous avions chacun notre manière de voir. C’était parfois houleux ! », se souvient-elle.

M. Shibuya essaie de donner un aspect organique aux villes des premiers « Final Fantasy », en dépit des restrictions techniques. / Square Enix

De ces six épisodes de « Final Fantasy », et des nombreuses nuits de travail, notamment en période de bouclage, à traquer les derniers bugs, elle veut toutefois retenir le positif, et notamment ces moments de communion presque éthérés, en fin de projet, quand le sommeil manque.

Ainsi d’une nuit passée au bureau, alors que Tokyo était sous la neige et les routes bloquées. « En allant aux toilettes, j’ai vu Sakaguchi jouer dans son coin, sur un projecteur, et je n’ai pas eu envie de revenir à mon poste. Je l’ai regardé jouer, puis quelqu’un d’autre est venu se joindre à moi, et quand M. Sakaguchi est arrivé au boss final, toute la boîte était là, à le regarder. »

Le générique de fin se met à défiler, tandis que la neige cesse de tomber par la fenêtre. « C’était un moment très fort. Tout le monde était épuisé, mais soudain c’était le matin, il faisait beau, et j’avais l’impression que mon âme avait quitté mon corps. »

« J’ai réussi ma mission »

A la sortie de Final Fantasy VI, sa carrière prend un tournant. L’arrivée des consoles 3D rend le métier de pixeliste obsolète. Alors, elle se met à modéliser des personnages en trois dimensions.

Le personnage de Terra, dans « Final Fantasy VI », du concept art au portrait de pixels. / Square Enix

Désormais à la supervision de la direction artistique de la série, elle contrôle la qualité graphique des jeux pour smartphones qui sont faits à l’extérieur. Ses journées sont souvent interrompues par de nombreuses sollicitations d’employés ou employées en demande de validation. « Comme directrice artistique, je suis très exigeante, vraiment dure », prévient-elle.

Grâce à l’essor des jeux pour smartphones, elle s’est retrouvée ces dernières années à renouer avec le pixel art, quinze ans après avoir arrêté. « Je trouve que je suis meilleure qu’avant, grâce aux différents métiers que j’ai faits après, se félicite celle qui estime être la meilleure dans son domaine. Je suis du genre à me dire que ce que je fais aujourd’hui est mieux qu’hier. Je ne me perds pas en tergiversations. »

Récemment, elle a entièrement refait le personnage inspiré de la chanteuse Katy Perry, dans Final Fantasy Brave Exvius – elle n’était pas contente du résultat de son sous-traitant. Sans jamais non plus prétendre réaliser des prouesses. « J’ai réussi ma mission, mais je n’ai pas vraiment fait de l’art », écarte-t-elle.

Pour « Final Fantasy Brave Exvius », Kazuko Shibuya a repris le « pixel art » - pour un résultat d’une rare finesse. / Square Enix

Membre d’honneur de Women in Games

Ce que Kazuko Shibuya n’avait toutefois pas anticipé, c’est que sa médiatisation nouvelle – elle a donné une conférence à la Japan Expo et participé à une table ronde à la Salle de billard, annexe de l’Olympia – serait reçue en 2019 sous le prisme de la mise en avant des femmes de l’industrie du jeu vidéo. L’association Women in Games en a fait sa membre d’honneur. Mais Mme Shibuya repousse ce rôle qu’on lui tend :

« Est-ce que j’aurais voulu être davantage médiatisée dans les années 1980 pour servir de rôle modèle aux femmes ? Non. Je suis d’une génération qui a appris à faire du jeu vidéo à une époque où il n’y avait personne pour nous apprendre. Nous n’avions pas de maître, pas de modèle. Donc non, je n’en vois pas la nécessité. »

Aussi unique soit-elle, Mme Shibuya préfère faire de sa carrière une victoire personnelle. « Tout ce que j’ai eu dans ma vie professionnelle, c’est grâce à mes résultats. Je n’ai jamais été bridée en tant que femme », assure-t-elle, elle qui est longtemps restée la seule employée de Square – les autres ayant renoncé à leur carrière pour se consacrer à leur mariage ou leur enfant. « Mais aujourd’hui, il y a plein de femmes chez Square Enix », pointe-t-elle. A son niveau de responsabilité et d’ancienneté, elle reste malgré tout une exception.

Oeuvre collégiale, « Final Fantasy VI » représente le sommet de son travail de « pixel artiste ». / Square Enix