Oakmont a ceci de commun avec un centre commercial Ikea qu’on y entre bien plus facilement qu’on en sort. / Bigben

Innsmouth n’est plus. La ville qui accueillait de nombreux adorateurs du dieu poisson Dagon a été brûlée, ensevelie, rasée. Certaines de ses habitants dégénérés ont trouvé refuge dans la ville insulaire voisine d’Oakmont, qui ne va pas beaucoup mieux.

Noyautée par ses propres organisations appelant la fin du monde de leurs vœux, gangrenée par la mafia et le Ku Klux Klan, contrôlée par une élite recluse peu épargnée par la corruption morale, voire physique, Oakmont a en outre été frappée par un déluge n’ayant rien de divin, ses grandes eaux ne l’ayant pas lavée de ses pêchés. Elles les ont au contraire fait macérer, transformant ses rues en cloaques marécageux à peine praticables.

C’est dans cette Sodome moderne que le détective privé Charles Reed pose le pied. Vétéran de la première guerre mondiale hanté par des visions sinistres de colosses sous-marins, il est le héros de The Sinking City, jeu vidéo très fortement inspiré de l’œuvre tentaculaire de l’Américain H. P. Lovecraft, sorti le 27 juin sur PC, PlayStation 4 et Xbox One.

Jeu de piste

Développé par le studio ukrainien Frogwares, jusqu’ici responsable de Sherlock Holmes, une honnête série de jeux, The Sinking City se détache des canons du jeu « lovecraftien » (souvent des jeux de rôle ou d’horreur) pour prendre les atours du jeu d’enquête.

Charles Reed sait se battre, il utilise une arme dès le début du jeu (cinq avant la fin de l’aventure), et n’hésite pas à s’en servir lors de phases de combats extrêmement laborieuses mais heureusement relativement rares. Mais, surtout, il sait déduire.

Quand il arrive sur une scène de crime, et après que le joueur a observé chaque élément surprenant (trace de sang, objet renversé, lettre coincée derrière un meuble), il est capable de voir en vision les vignettes de ce qui s’est passé, comme les fantômes de ceux qui étaient là. On pense à Return of the Obra Dinn : c’est alors au joueur de remettre ces vignettes dans le bon ordre pour comprendre ce qu’il s’est passé.

The Sinking City | Detective Gameplay Trailer
Durée : 04:18

En général, à l’issue de ce jeu de piste, le joueur hérite régulièrement d’un nom, celui d’un suspect ou d’une organisation, dont il peut trouver l’adresse en se rendant, selon les cas, aux archives de la mairie, de l’hôpital, ou encore de la police. A lui de scruter ensuite la carte de la ville à la recherche de sa prochaine destination. Sur la route, il n’est pas rare que quelques monstres apparaissent, pour un combat.

Une nouvelle enquête du Poulpe

On avance au départ dans The Sinking City un peu à tâtons. Comme Charles Reed, tentant de comprendre les dynamiques politiques et mystiques à l’œuvre dans la ville, on essaye de décrypter les mécaniques de jeu et de comprendre ce que les développeurs attendent de nous.

Il faut dire que The Sinking City ne fait rien pour aider. Dépourvu d’un vrai tutoriel, il ne se résout pas non plus à proposer des marqueurs de quête (le joueur doit annoter lui-même sa carte), ni même d’objectifs clairs (parmi les indices, ceux qui sont censés faire avancer l’intrigue sont simplement marqués d’une très discrète icône). Il y a de quoi être désarçonné par ce manque de consignes claires et, en même temps, comment faire autrement dans un jeu d’enquête ? Que resterait-il à faire au joueur, si le jeu lui disait quoi faire ?

La folie et la peur, deux des mamelles de l’œuvre de Lovecraft, assez mal restituées ici. / Bigben

Malheureusement, la phase de découverte tourne court : de cryptique, le jeu devient assez rapidement simpliste, quand on comprend qu’il consiste essentiellement à enchaîner ad nauseum les mêmes phases d’inspection de scènes de crime, de fouille dans les archives et d’association d’indices, en multipliant les allers-retours dans une ville certes esthétiquement très réussie mais désespérément vide.

The Sinking City est de toute façon un jeu qui a l’air d’avoir mille ans. On ne parle même pas de la rigidité des animations ou de l’indigence des combats, mais juste de la pauvreté de la mise en scène, incapable de retranscrire la peur ou la folie qui sont censées baigner la ville et gouverner la destinée de tous ces habitants, au final assez sereins au milieu des monstres marins et des fuites d’eau.

H.P. achoppé

Il se passe pourtant des choses très intéressantes dans The Sinking City. Déjà, c’est bête, mais les personnages y sont bien campés, attachants à défaut d’être sympathiques, et il est possible de suivre l’histoire sans se griller la moitié des neurones : un compliment qu’on aimerait faire plus souvent.

Dans The Sinking City, tout le monde est coupable, mais personne n’agit exactement pour la même raison. Allez-vous punir telle personne qui a essayé de vous manipuler ? Ou au contraire, comprendre ses motivations et abattre plutôt son adversaire ? Charles Reed, droit comme un roseau planté dans le torrent boueux de l’immoralité ambiante, a globalement la justice musclée.

Le jeu n’a pas peur non plus d’affronter une des dimensions les plus taboues de son matériau original : H. P. Lovecraft, s’il fut, aux côtés des J.R.R. Tolkien et autres Philip K. Dick, l’une des figures les plus influentes de l’imaginaire fantastique du XXe siècle, reste un personnage trouble, misanthrope, ouvertement raciste et fasciné par ses contemporains Mussolini et Hitler.

Il paraissait donc prudent pour le studio Frogwares de faire commencer le jeu sur un avertissement, reconnaissant le racisme de l’époque où a vécu Lovecraft – à défaut de reconnaître explicitement celui de l’auteur lui-même.

« Inspirée par l’œuvre de H. P. Lovecraft, l’intrigue de “The Sinking City” se déroule à une époque où les minorités ethniques, raciales et autres étaient fréquemment maltraitées par la société. Ces préjugés étaient et sont encore inadmissibles, mais ils ont malgré tout été inclus dans le jeu. Il s’agit là d’un choix conscient de représenter l’époque en question le plus fidèlement possible, et non d’agir comme si ces injustices n’avaient jamais existé. »

La xénophobie et le racisme ambiants, eux, sont parfaitement retranscrits. / Bigben

Le racisme, The Sinking City ne parle que de ça. Racisme des habitants de l’île de Oakwood, qui considèrent le héros, pourtant américain (il vient de Boston), comme un étranger et ne ratent pas une occasion de le faire savoir. Racisme des membres du Ku Klux Klan, qu’on surprend en train de lyncher les réfugiés d’Innsmouth, coupables d’avoir des physiques différents et suspectés (à tort) de manigancer au sein d’organisations secrètes. Racisme enfin, ou du moins profonde misanthropie, des sectateurs désireux de réveiller des forces qui les dépassent pour en finir avec une société qu’ils estiment pervertie.

La promesse n’est pas toujours tenue, et le jeu se termine en queue de poisson. Mais finalement, quel jeu grand public, depuis Morrowind en 2002 a eu le courage de confronter son joueur à un univers aussi sombre et cynique, à des personnages aussi détestables et, finalement, à des enjeux aussi modernes ?

En bref

On a aimé :

  • l’ambiance poisseuse, direction artistique glauque, on est bien chez Lovecraft,
  • un jeu qui n’a pas peur de s’emparer de thématiques casse-gueule,
  • ça change des jeux d’action et des jeux de rôle.

On n’a pas aimé :

  • assez abscons au début,
  • très simpliste une fois qu’on a compris le truc,
  • une réalisation inégale,
  • des combats spectaculairement ratés.

C’est plutôt pour vous si…

  • vous n’avez pas votre dose de « grands anciens », de mythes sinistres et de gros poulpes mal intentionnés.

Ce n’est pas pour vous si…

  • vous avez la brasse hésitante,
  • vous n’aimez les poissons que panés,
  • la compagnie de fanatiques religieux vénérant des dieux extraterrestres vous met rarement en joie.

La note de Pixels :

4 tentacules sur 8