La plus longue étape du Tour était VRAIMENT la plus longue : à une moyenne de 38 km/h entre Belfort et Chalon-sur-Saône, les coureurs cassent le plafond des six heures de selle, et Dylan Groenewegen s’impose pour 17 centimètres devant Caleb Ewan, sur les bords de Saône. Les amis Stéphane Rossetto et Yoann Offredo ont encore passé la journée devant, en vain.

Un jour au boulot. / MARCO BERTORELLO / AFP

Le 4 x 4, cauchemar de tout patron de Grand Tour cycliste : quatre coureurs s’échappent après quatre kilomètres, comptent jusqu’à quatre minutes d’avance, et sont repris par le peloton quatre kilomètres avant l’arrivée. Vendredi, entre Belfort et Chalon-sur-Saône, la 7e étape du Tour de France a vécu une forme de 4 x 4, à ceci près que les échappés sont partis au kilomètre zéro, ont été repris douze bornes avant la fin, et qu’ils étaient deux : les Français Yoann Offredo (Wanty-Gobert) et Stéphane Rossetto (Cofidis), spécialistes de ces aventures vouées à l’échec.

Stéphane Rossetto, néophyte de 32 ans sur le Tour, avait déjà tenté le coup impossible lors de la première étape, ce qui lui avait quand même valu le prix de la combativité. Ce lot de consolation a été attribué vendredi à Yoann Offredo, 32 ans, qui avait lui aussi déjà tenté sa chance depuis le début du Tour – il l’avait tentée un paquet de fois l’an passé, pour sa première participation –, et qui ne cache pas « une certaine frustration. Mais bon, je commence à m’y faire. J’en parlais avec Nicolas Roche [un confrère de l’équipe Sunweb] dans les derniers kilomètres, il me disait que maintenant c’était devenu compliqué. Ce n’est plus le cyclisme comme avant, où on laissait 20 ou 30 minutes aux échappés. »

« Moi c’est ce que j’aime, c’est le vélo à l’ancienne, râle de son côté Stéphane Rossetto. Mon manager, Cédric Vasseur, a été maillot jaune comme ça [en 1997], il avait gagné une étape avec un quart d’heure d’avance. » Serait-il possible de refaire une Cédric Vasseur aujourd’hui ? « Sincèrement, non. »

Voilà belle lurette, en effet, que le peloton ne laisse plus le moindre espoir aux échappés matinaux dans les étapes de plaine, devenues la chasse gardée des sprinteurs. Les baroudeurs, espèce en voie d’extinction – sinon déjà éteinte –, se battent désormais pour des miettes. Entre 2005 et 2009, 12 étapes de plaine ont été remportées par un coureur issue de l’échappée. Entre 2010 et 2014, 6. Entre 2015 et 2019, une seule – gloire à Edvald Boasson Hagen, vainqueur à Salon-de-Provence en 2017.

« Putain, c’est pas le Tour du Poitou-Charentes ! »

 « Ça manque de panache, rouspète Stéphane Rossetto. Les gars font des stages de trois semaines à la Sierra Nevada j’sais pas quoi, mais qu’est-ce qu’ils font au Tour ? Je revois Christian Prudhomme [directeur de la course] qui nous dit, au briefing d’avant-Tour : “Les gars, faites-vous plaisir, montrez ce que c’est le beau vélo, profitez-en, on est une année impaire. Pas de Coupe du monde, pas de JO, alors l’audience est maximum.” Et les gars en profitent pas. Ils sont dans la gestion. Dans la vie, faut se battre, faut y aller, faut profiter. C’est le Tour de France putain, c’est pas le Tour du Poitou-Charentes ou le Tour du Limousin. Y a toutes les télés du monde, et y a personne qui attaque. Les gars, y a que leur mère qui savent qu’ils sont au Tour de France. »

Peut-être l’immense majorité du peloton a-t-elle simplement intégré qu’il n’y avait plus rien à tirer de telles échappées, et qu’il valait mieux garder ses forces pour aider son leader en montagne ou dans la préparation des sprints. On peut le déplorer, mais c’est le vélo moderne.

Dans ces conditions, n’y a-t-il pas une forme d’absurdité à tenter le coup systématiquement ? « Ce que je trouve absurde, c’est ce genre de question, s’agace Yoann Offredo. Qu’est-ce que vous voulez que je réponde ? Alors à ce moment-là on reste dans le peloton et on ne fait rien ? Moi je n’ai pas les capacités d’un Alaphilippe, d’un Pinot ou d’un Bardet. » « J’essaie de jouer dans ma cour, je ne gagnerai jamais en haut d’un col à la pédale, poursuit Rossetto. Il y en a qui vont arriver à Paris, ils auront fait quoi ? “Ouais j’ai fait le Tour de France.” Moi c’est pas ça que je veux dans le vélo. Moi, faut que ça flingue, que j’aie des histoires à raconter le soir. “Qu’est-ce que t’as fait aujourd’hui ? Bah j’ai fait six heures dans un peloton.” Putain, la tristesse. »

Un char, une seringue, un couple de jeunes mariés et deux échappés : il y a beaucoup trop de choses sur cette photo. / CHRISTIAN HARTMANN / REUTERS

Le Tour du comptoir : Belfort

Après chaque étape, Le Monde vous envoie une carte postale depuis le comptoir d’un établissement de la ville de départ.

Où le Lion possède bien une langue.

On apprend aux journalistes à les fuir autant que possible, mais la terrasse des Marronniers était trop aguicheuse, au soleil de la place d’Armes, avec vue sur la mairie et la cathédrale. Rien à voir avec le plus beau métier du monde : le café s’appelle ainsi en référence aux arbres qui ont disparu de la place : « Il a fallu les abattre parce qu’ils étaient en train de crever, mais les gens n’étaient pas contents, il y en a qui se sont enchaînés aux troncs. »

Sophie Jobard, la patronne, a repris l’affaire il y a un an après avoir été longtemps serveuse en Suisse, à Porrentruy (bonjour Thibaut Pinot et Marc Madiot). Elle a tout de suite aimé l’emplacement et le parquet de la salle du fond. « Par contre, les WC sont assez atypiques. J’appelle ça “le train fantôme”. Ah ça vaut des points ! Faut vraiment que je les refasse. Là, ça va, il fait jour, c’est pas trop lugubre. Mais les gosses y vont pas tout seul, ils ont peur. »

La fameux parquet (par ailleurs, on a vu « le train fantôme » : ce n’est pas si terrible).

« Je suis allé regarder le plus vieux bottin disponible à Belfort, poursuit la joviale Sophie Jobard. Eh bien en 1909, y avait déjà un café ici, et il s’appelait déjà Les Marronniers. »

Un bon marronnier pour un journaliste du coin : le Lion de Belfort, qui aurait été un joli surnom pour un cycliste, genre Gorille de Rostock ou Requin de Messine, si seulement un natif du coin avait daigné faire sur le Tour. Lucho, Belfortain depuis toujours : « Vous savez que Bartholdi a oublié de lui sculpter une langue ?

- C’EST FAUX ! » Manifestement, à l’autre bout de la terrasse, on n’est pas d’accord.

- Ah bah j’ai toujours entendu ça moi, reprend Lucho.

-Oui, oui, c’est ça, ricane l’autre client, un homme d’un âge honorable accompagné d’un demi. Soi-disant que c’est pour ça qu’il se serait suicidé, etc. Mais c’est faux. Il y a eu des travaux, on a regardé à l’intérieur, et il a bien une langue », ce qui semble tenir très à cœur ce monsieur. Lucho décide d’éviter l’incident diplomatique. « Ah bon, bah il a une langue alors. » Il nous fait un clin d’œil.

Sophie Jobard et Lucho.

« Vous savez comment on surnomme Belfort ? », poursuit notre vénérable client, manifestement un gars du coin lui aussi. Non. « La cité des trois sièges ». Pourquoi ? « Parce que le territoire a deux députés et un sénateur. » Ah. « Non c’est pas vrai. » En réalité, c’est vrai, le territoire compte deux députés et un sénateur, mais ce n’est pas vrai, le surnom ne vient pas de là. « Non, c’est parce que la ville a subi trois sièges. D’ailleurs il y a le monument des trois sièges juste derrière, place de la République, avec les statues des militaires qui ont défendu la ville. On l’appelle le monument des trois menteurs. Parce que Denfert, il est en tôle, Legrand, il est petit, et... euh... Denfert, euh... »

Lucho tente de lancer une nouvelle conversation, sans que la précédente ne soit close. La situation devient chaotique : « Et sinon vous saviez que Jean-Pierre Chevènement est d’ici ?

- Attendez, Denfert il est tôle, Legrand il est petit, et le troisième…

- Il avait un appartement HLM qu’il ne payait pas.

- C’est qui le troisième déjà...

- Un peu comme de Rugy en fait.

- Ah voilà ! Lecourbe !

- C’était sorti dans Le Canard enchaîné.

- Denfert, il est en tôle, Legrand, il est petit, et Lecourbe, il est droit ! »

Les trois menteurs.

Le Lion et sa langue (non-visible sur la photo).