Sabiha Ayari, une potière tunisienne, dans son atelier de Sejnane, le 14 mars 2019. / FETHI BELAID / AFP

L’Artisanerie, c’est tout un concept. Derrière cette enseigne d’une rue discrète du centre de Tunis se cachent à la fois un atelier, un showroom et une association. Un lieu hybride où des œuvres de l’artisanat haut de gamme trouvent place sur des étagères épurées. Vases en terre cuite, paniers en halfa, coussins brodés à Guermessa… Ce concept store cache en fait une chaîne de production basée sur l’entrepreneuriat social. « Nous sommes allés chercher des artisans isolés pour mettre en valeur leurs produits et les faire travailler avec des associations locales, afin de construire un modèle économique durable », raconte Mehdi Baccouche, à l’origine de l’idée.

Tout commence cinq ans plus tôt, alors qu’il aide des femmes de Nefta, dans le sud-ouest de la Tunisie, à monter un projet de tissage de tapis à base de fripes. Mais une fois installé, l’atelier El Mensej ne peut pas grandir plus. « Localement, nous n’avions pas les moyens d’aller plus loin. L’idée a donc été de rallier d’autres artisans à cette plateforme, afin de créer un réseau. » En Tunisie, la relance de l’artisanat est dans l’air du temps, même si la préservation des savoir-faire et des techniques locales, plus qu’une véritable politique culturelle, reste surtout le fait d’une minorité de créateurs qui tentent de renouveler le secteur et de définir une identité tunisienne.

Latifa Hizem est de ceux-là. Dans son showroom qui lui tient aussi lieu de domicile, l’artiste joue avec les matières, les points de croix et les broderies faites main des tenues de mariage d’antan. Avec sa marque Naksha, la créatrice travaille avec une dizaine d’artisans pour préserver un patrimoine délaissé. « Il faut aller directement à El Jem ou à Mahdia pour trouver des brodeuses capables d’exécuter des points particuliers. Mais elles n’ont plus pignon sur rue comme avant et il faut réaliser un vrai travail de recherche si on veut préserver ce savoir-faire », dit-elle.

Pas d’école spécialisée

Idem pour les grandes marques comme Dorémail (carrelage décoré à la main) ou Marbrerie Tunis Carthage, qui, pour s’adapter à la demande, ont dû revisiter leur gamme ces dix dernières années. « Economiquement, on a su maintenir le cap parce qu’on propose quelque chose de différent du purement traditionnel. Les gens ne mettent plus du carrelage décoré à la main dans leurs maisons. Depuis dix ans, ils sont séduits par tout ce qui est italien, donc il a fallu s’adapter », raconte Monia Masmoudi, propriétaire de Dorémail, qui jongle avec deux unités de production, une pour l’émaillage industriel et l’autre pour l’artisanal. Faute d’une école spécialisée, c’est la patronne elle-même qui forme les artisanes au sein de l’entreprise.

Autre tendance, celle des designers qui s’allient à des artisans. « Nous avons commencé tout petit, avec une dizaine de créateurs. Maintenant nous en exposons une centaine », commente Isaure Bouyssonie, qui tient avec son mari, Marlo Kara, le concept store Supersouk, en banlieue de Tunis. Bananes en laine avec des slogans féministes, chapelets géants en céramique, chaussettes 100 % « made in Tunisia », vêtements de designers locaux… Le lieu est hétéroclite et les prix y varient de 10 à 10 000 dinars (de 2,90 à 2 900 euros). « Nous travaillions avec une trentaine d’artisans locaux depuis longtemps, mais notre marché était principalement tourné vers l’export. Avec Supersouk, l’idée est d’ouvrir un souk accessible au marché local en aidant des designers à mettre en valeur leur marque », indique Marlo Kara.

En 2016, quand ils ouvrent Supersouk, ils sont un peu précurseurs. Aujourd’hui, c’est l’explosion. Les Tunisiens aisés ou les touristes en quête d’originalité se pressent dans la dizaine de concept stores répartis sur le grand Tunis. « Il existait déjà de l’artisanat de luxe, mais l’idée de Supersouk est aussi d’aider de petites marques à démarrer, de conseiller un designer ou un styliste pour monter son entreprise, fixer ses prix », témoigne Isaure Bouyssonie.

Ethique, territoire et mémoire

Face à ces nouveaux magasins qui élargissent le champ de l’artisanat en Tunisie, mais aussi face au risque de disparition de certains métiers, l’Office national de l’artisanat (ONAT) a lancé, en partenariat avec la fondation Rambourg, un programme de mécénat dédié à l’art et la culture. « Nous nous sommes rendu compte qu’on n’a plus d’état des lieux de l’artisanat en Tunisie », regrette Memia Taktak, architecte d’intérieur et maître d’œuvre du projet. En 2001, son agence Dzeta a créé un laboratoire interne afin d’encourager la création d’objets liés au patrimoine et la réflexion sur le design tunisien.

Le 13 juin, lors d’un séminaire, l’ONAT et la fondation Rambourg ont donné leur définition de l’objet artisanal d’excellence en Tunisie : un objet qui respecte les valeurs de savoir-faire et d’éthique, qui comprend le territoire et qui est porteur de mémoire. D’ici à 2022, ils auront cartographié le secteur afin de recenser les savoir-faire qui perdurent, l’idée étant de se démarquer sur le marché international. Cette définition vient compléter la loi de 2005 relative à l’organisation du métier de l’artisanat. « L’idée est de comprendre ce qu’est un objet artisanal tunisien, loin du cliché ou du folklore, de définir un artisanat contemporain », ajoute Memia Taktak.

Ce secteur pourrait aussi être créateur d’emplois, alors qu’aujourd’hui près de 350 000 personnes en vivent déjà – trois fois plus si l’on compte le secteur informel. Car l’artisanat d’art s’inscrit dans un écosystème plus large. « Tout est lié, le tourisme, la culture et l’artisanat, et les trois écosystèmes sont en quête d’un nouveau souffle », résume Leïla Ben Gacem, entrepreneuse sociale qui accompagne des artisans dans la médina de Tunis.