Livraison d’un système de missiles russe S-400, à Ankara, le 12 juillet 2019. / HANDOUT / AFP

Editorial du « Monde ». Trois ans presque jour pour jour après la tentative de coup d’Etat militaire qu’elle avait contribué à faire échouer, la Russie a commencé à livrer, vendredi 12 juillet, son système de missiles S-400 à la Turquie. Vladimir Poutine avait été le premier chef d’Etat à téléphoner à Recep Tayyip Erdogan pour souhaiter « un retour rapide à la stabilité ». Le président turc ne l’a pas oublié – pas plus qu’il n’a oublié la retenue de ses partenaires occidentaux, ni leurs critiques, justifiées, de la répression qui n’a jamais cessé, avec quelque 50 000 arrestations et le limogeage de plus de 150 000 fonctionnaires.

Le réchauffement des relations entre Moscou et Ankara, jusque-là adversaires dans le conflit syrien, avait commencé pendant l’été 2016. Depuis, il n’a fait que s’accentuer. Le « nouveau tzar » et le « nouveau sultan » ont beaucoup en commun, leur conservatisme comme leur autoritarisme, leur goût de l’histoire comme leur volonté de rendre à leurs pays respectifs ce qu’ils considèrent être le rang qui lui revient. Les S-400 sont le symbole de cette très inédite alliance russo-turque.

L’achat par la Turquie, en septembre 2017, de ces missiles de défense aérienne, pour 2,2 milliards d’euros, avait semé la consternation parmi ses alliés. Pilier du flanc sud-est de l’Alliance atlantique depuis 1952 et deuxième armée de l’OTAN par le nombre de soldats, la Turquie n’a certes jamais été un partenaire facile, surtout depuis l’arrivée au pouvoir en 2002 des islamistes de l’AKP (Parti de la justice et du développement). Réticente à l’engagement en Afghanistan, hostile à l’intervention en Libye et longtemps ambiguë vis-à-vis des djihadistes de l’organisation Etat islamique, la Turquie d’Erdogan inquiétait déjà de plus en plus ses partenaires.

Le jeu de Vladimir Poutine

Le défi lancé à l’OTAN par l’installation des S-400 – si toutefois elle est réellement menée à son terme – est sans précédent. Ces missiles vont compliquer les opérations militaires occidentales. Leur déploiement pose la question de leur compatibilité avec le reste de l’équipement des armées de l’OTAN et de la sécurité de l’Alliance face à une Russie toujours plus agressive. Il fait en outre le jeu de Vladimir Poutine, qui se sert de ces missiles et du dossier turc pour enfoncer un coin dans les divisions au sein de l’OTAN.

L’administration Trump a donné jusqu’au 31 juillet à Ankara pour renoncer à cette acquisition, sous peine de sanctions économiques qui pourraient être fatales à une économie turque déjà affaiblie. Washington menace également d’écarter la Turquie du programme de construction des F-35, les chasseurs furtifs américains de dernière génération, auquel participent des entreprises turques. Le programme d’entraînement des pilotes turcs sur ces avions a déjà été gelé.

Si Donald Trump donne de la voix, les autres membres de l’Alliance semblent pour le moment hésiter sur l’attitude à adopter, au-delà de l’expression de leur « préoccupation », et espèrent que les récentes déconvenues du parti de M. Erdogan aux élections municipales aboutiront à sa défaite à la prochaine élection présidentielle… en 2023. Les statuts de l’OTAN ne prévoient pas la possibilité d’exclure un Etat membre, ni même de le suspendre. La Turquie était déjà en voie de marginalisation, notamment en raison des purges opérées dans l’armée après le putsch raté de 2016. A elle, à présent, de faire en toute lucidité le choix géostratégique qu’impose l’affaire des S-400. Mais jouer sur les deux tableaux ne sera pas longtemps possible.